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Comme elles soulageaient les miens qui me répétaient qu'il n'avait été qu'un vague subordonné, que les débusqueurs de collabos actifs - type Klarsfeld - ne lui avaient jamais rien reproché frontalement...

Mais elles avaient un coût : celui de me décrocher de ma sensibilité ; car pour avoir beaucoup lu sur l'emploi des forces de police françaises de tous poils (municipale, gendarmerie et agents des RG) sous son règne administratif, je savais hélas que l'abjection, la traque minutieuse et le fichage opiniâtre des non-Aryens par nos services - alors que les Allemands n'eurent jamais plus de deux à deux mille quatre cents policiers sur le territoire français - dataient bien de son époque.

Il me fallait, pour adhérer à ces fariboles qui comportaient une part de vérité, renoncer à ma part d'honnêteté. Divorcer d'avec le meilleur de moi. Et ne pas me construire, demeurer dans les limbes d'un âge non adulte ; car on ne peut pas se bâtir sur le sable de la mystification - fût-elle gobée par un pays entier - ni s'appuyer sur de l'ambiguïté. L'action érosive du mensonge est sans fin. Mon hérédité fallacieuse me rendait un peu faux, tarissait ma sève, sapait ma confiance en moi ; ce qui est la mort dans la vie. Notre respectabilité truquée m'empêchait d'en trouver une réelle.

D'un naturel positif, j'abritais un détrompé souriant, une amertume noyée dans des quintes de rire ; comme si l'homme avait été une erreur de jugement et que j'avais eu honte de cette opinion sombre.

Je finissais par en vouloir au Nain Jaune non pas d'avoir été un collabo mais de faire de moi son complice, le délégué en quelque sorte de ses noirceurs assumées avec candeur ; alors que depuis la libération des camps, et surtout la diffusion des images projetées au procès de Nuremberg, les conséquences de ses actes politiques n'étaient plus contestables. J'étais prêt à lui pardonner de s'être dupé lui-même ; pas de m'avoir muselé par fidélité. Et encore moins qu'il n'eût jamais changé d'opinion sur la collaboration d'Etat après l'ouverture d'Auschwitz. Contre qui me venger ? Uriner, cracher, colérer ?

Alors, je revenais toujours à Zac ; en comptant sur mes douleurs. Dans le dos des miens.

Qui ne voyaient pas encore en moi un apostat.

Zac m'a dit

Nous sommes sur une barque du lac du bois de Boulogne ; une flaque imbue d'immobilité. Zac y vient souvent pour chevaucher des filles inouïes sur l'eau. Il paraît que ça donne une sensation d'éternité. Les draps formels du mariage l'ennuient ; même si, concède-t-il, ça peut produire de beaux orgasmes. Je rame au soleil en expliquant à mon ami insolite - à qui je n'ai pas osé confier l'épisode des quatre mille enfants du Vél d'Hiv - que je suis retourné voir Soko :

- Je l'ai harcelé. Je voulais des éclaircissements sur ce que Jean savait ou ne savait pas sur la Shoah.

- Et?

- Il a fini par me lâcher du bout des lèvres que, parfois, ils avaient eu des doutes. Des doutes brefs, rien de sérieux, des impressions fugitives. Mais il a insisté : Auschwitz était impensable.

- Donc ton Daddy savait, conclut Zac.

- Pourquoi ?

- Personne ne doute dans le vide. C'est une impossibilité psychologique. On ne doute pas du néant, de rien. Douter en l'air, sans indices, n'a aucun sens. Avoir des doutes, même fugaces, c'est nécessairement refuser d'admettre ce qu'une partie de soi sait déjà.

- Tu crois ? ai-je demandé en toussant.

- Ou alors, ton Daddy n'a pas voulu savoir, parce que ça remettait trop durement en cause son engagement, ce qu'il était, sa perception du monde, les valeurs auxquelles il croyait et tenait mordicus. Tu dis que c'était vraiment un mec bien ?

- Oui.

- Alors il a dû se persuader qu'il faisait le bien.

- Ou le moins pire.

- Tu sais, même à Auschwitz il y a eu des médecins SS qui se percevaient comme des types formidables simplement parce qu'ils ont refusé de participer aux sélections qui déterminaient, d'un coup de menton, qui était bon pour le gazage ou le travail forcé. Les déportés eux-mêmes ont regardé ces gars-là comme des gens très bien ! Pour préserver l'estime de soi, l'homme peut se raconter n'importe quoi.

- Le Nain Jaune ne travaillait pas à Auschwitz, ai-je aussitôt corrigé.

- Qu'est-ce qu'il t'a raconté d'autre ton coco vichyste avec son tuyau dans le nez ?

- Que Jean était un type loyal, réglo : il n'a jamais renié sa fidélité à Laval. Alors que tout Vichy a ensuite retourné sa veste, dès que le vent a tourné.

- Ben voyons... ironisa Zac. Les Américains ouvraient les camps, diffusaient des images sans appel, et ton Nain Jaune, lui, au lieu de se tirer une balle dans la tête de désespoir, restait un mec bien, loyal ! Droit dans ses bottes, fidèle à son amitié ! En faisant de sa loyauté la preuve patente de sa probité... De l'art de manipuler en toute honnêteté l'abjection pour en faire... une vertu, un modèle d'exemplarité. C'est dingue tout de même ce que peut faire un être humain empêtré dans son besoin d'être correct...

- Il était vraiment réglo, ai-je repris en tentant une dernière fois de sauver l'honneur de mon grand-père. Soko m'a raconté que quand Jean a rendu l'ambassade de Berne au gouvernement provisoire, en 1944, il a remis à son successeur les fonds secrets - en liquide -jusqu'au dernier centime.

- Fidèle, loyal, honnête financièrement... répéta Zac rêveur. Il livrait les Juifs par familles entières, sans oublier les enfants, mais il mettait un point d'honneur à rendre les fonds secrets jusqu'au dernier centime... quelle époque !

- Je crois qu'il avait une conscience en ordre.

- Comment l'a-t-il fait taire justement, sa conscience ? Au prix de quelles contorsions ? Comment diable a-t-il protégé son âme effrayante de catho-réglo-fidèle-en-amitié ? Il n'a pas laissé de mémoires, ton Nain Jaune ?

- Non, rien.

- Des documents peut-être, des archives ?

Les cartons du Nain Jaune

Eté 1982. La famille Jardin s'est résignée à vendre la Mandragore ; notre demeure 1900 située au bord du lac Léman, l'écrin de nos souvenirs. Son petit port privé était gardé, en bout de digues, par des lions de pierre au rugissement minéral. C'était moins un lieu qu'un décor rêveur, une illusion cernée d'un parc irréel. Nos songes y sont restés. Il a fallu emménager dans une maison de location plus vaudoise, moins Jardin, plus réelle ; sur les hauteurs de Vevey. Un fief vigneron. Au grenier, bien ordonnées dans des cartons fermés hermétiquement, dorment les archives privées du Nain Jaune. Comme par hasard, personne n'a eu l'idée de les éplucher. Quand la passion de la cécité tient une famille...

La nouvelle génération des Jardin est partie se baigner dans le lac ou jouer au tennis à Montreux avec des jeunes filles blondes. J'en profite.

Hanté par mes conversations acides avec Zac, je monte au grenier avec un couteau. Mille mouches m'assaillent sous les combles. Je les chasse du revers de la main, fends les scotchs épais qui scellent ces dossiers intimes de la collaboration et me mets à les compulser. Très vite, accablé de chaleur, je tombe sur des documents libellés sous forme d'attestations quasi officielles. Toutes indiquent que, décidément, Jean Jardin fit le bien au service de la France qui se battait sans pactiser avec Hitler. Une lettre d'un Cdt Pourchot - qui se déclare représentant des services de renseignements d'Alger à Berne -atteste que le Nain Jaune s'est bien conduit et qu'il a, comme on disait alors, rendu des services. D'autres documents de ce genre me passent entre les mains. J'ai froid. Une pensée m'empoigne : pourquoi mon grand-père, d'allure si sereine, a-t-il jugé nécessaire d'accumuler ces pièces-là ? En vue de quel procès en ignominie ? Les tranquilles grands-parents de mes copains de classe, eux, ne stockent pas des dossiers pareils en vue d'éventuelles poursuites. Qu'est-ce que cela signifie ?