Dans sa bibliothèque personnelle du premier étage de la Mandragore - qui lui sert de chambre à coucher, - le Nain Jaune ne se dérobe pas. Homme de maîtrise, habitué aux débords de la vie, il allume une cigarette. Une Gitane cette fois, la guerre est finie et les Balto ne le tentent plus. Sur son bureau trône, dans un petit cadre ancien, la petite photo de Pierre Laval qu'il conserva jusqu'à sa mort ; ainsi qu'un portrait du maréchal Pétain fourbu de dignité. Le Nain Jaune adresse à Nathalie son regard le plus clair en se réfugiant dans une obscurité qui rappelle celle du Caravage ; cette lumière à peine tolérée qui n'éclaire que des êtres déjà morts. La partie qu'il engage avec l'aînée de ses petits-enfants est ardue. Cette fois, c'est lui qui a froid. D'instinct, il sent qu'il y joue infiniment plus que sa réputation sociale : sa postérité, la vraie, celle qui infusera longtemps encore dans le cœur des siens lorsqu'il aura quitté cette terre.
Que savait-il exactement du sort des déportés en 1942 ? La question biaisée est d'emblée posée par Nathalie ; biaisée car elle permet aussitôt à Jean de se défausser en affirmant, les larmes aux yeux, qu'il ne savait pas où les trains partaient. Il lui en donne sa parole ; ce qui, dans la bouche d'un homme comme le Nain Jaune, vaut signature. Comment aurait-elle pu mettre en doute la sincérité de son grand-père ? Sans trembler, Jean fait à Nathalie le coup de la sainte ignorance, très efficace, du « cela excédait ce que l'on pouvait imaginer ». Il murmure qu'à l'époque, à trente-huit ans bien tassés, il croyait déjà bien connaître l'Homme, ses cavités, jusqu'où il pouvait aventurer sa nocivité. Mais, compte tenu de ce que la vie avait logé dans son cerveau, impossible de penser l'impensable, de soupçonner l'incompréhensible.
Comme si le directeur de cabinet de Pierre Laval - qui se frottait quotidiennement aux représentants d'Hitler - avait pu s'illusionner sur la bienveillance des nazis à l'égard des Juifs. Qui peut croire de tels délires ? Comme si cet homme tout en alertes n'avait pas remarqué les très curieuses conditions de transport que le Reich réservait aux Juifs captifs. Comme si le fin politique qu'il était déjà, expert en lucidité, n'avait pas compris depuis des lustres que les paroles et les prophéties du Führer, ce cavalier de la violence, devaient être prises au pied de la lettre. Comme si le Nain Jaune, loin d'être un piéton sous-informé, n'avait pas eu un accès direct aux services secrets français et américains, aux rapports parfois très clairs de certains de nos agents - nous y reviendrons. Comme si Jean Jardin, si curieux de tout, n'avait jamais pu consulter comme tout un chacun les articles des correspondants du New York Times, terriblement lucides sur les massacres massifs perpétrés à l'Est au vu et au su de l'opinion publique de l'Europe orientale. Comme si l'ambassadeur de France à Berlin - André François-Poncet, saisi d'une combustion permanente et d'une ahurissante polygraphie - n'avait pas, avant-guerre, allumé tous les signaux d'alerte. Et décrit par le détail, en quarante volumes de correspondance fort peu diplomatique, la logique éliminationniste de ce régime d'un type parfaitement inédit. Comme si la déportation de vieillards et de gamins juifs dans de prétendus camps de travail à l'Est avait été crédible pour un esprit sensé qui, de surcroît, pouvait constater que le STO (Service du travail obligatoire institué en février 1942) n'expédiait en Allemagne que des gens en âge de travailler. Comme s'il n'avait pas été tout simplement absurde de vider la France d'une variété d'êtres humains n'ayant, au fond, guère de points communs. Comme si, surtout, le seul sujet de la déportation pouvait occulter tout le reste de la politique raciale que Jean avait contribué à mettre en œuvre ; et cela bien avant de servir directement Laval puisque le Nain Jaune avait été nommé, dès janvier 1941, chargé de mission auprès du cabinet d'Yves Bouthillier, ministre des Finances de Vichy, qui traitait de la révulsante aryanisation des entreprises juives. Autant dire un braquage d'Etat, le dépouillement légal et tatillon des enfants d'Israël réduits à la misère par la France officielle.
De tout cela, Nathalie, si mal informée, ne peut évidemment pas parler. Elle a vingt ans et n'a guère approfondi l'œuvre raciale du gouvernement servi loyalement par le Nain Jaune : le tri méticuleux des humains, la paupérisation légale des Juifs, leur dénaturalisation méthodique, leur marquage puis leur éjection hors du périmètre national. Les images acides qu'elle vient de voir à la télévision lui pèsent encore sur l'estomac ; mais elle a tant besoin de croire son grand-père, de l'absoudre. De se faufiler hors de son émotion suffocante. Trop d'amour pur les relie. Il faut qu'elle y parvienne.
Accablé dans son fauteuil, Jean jette un œil à la photographie de Laval et lâche d'une voix désespérée une phrase qui ébranle sa petite-fille :
- Que pouvions-nous faire ?
Naturellement, Nathalie ressort de la bibliothèque réconfortée, réchauffée même, apaisée par les vibrants propos de son grand-père si tendre. Ouf, nous restons des gens très bien. Comment aurait-il pu en être autrement ? Naïve, elle se figure que pour permettre le pire, qu'elle a aperçu à la télévision, il faudrait être un monstre ; et non un homme sensible, cousu de loyauté. Comment, si jeune à l'époque, aurait-elle pu savoir que lorsque quelqu'un de très bien s'égare dans un cadre infernal, il n'est plus nécessaire d'être le démon pour le devenir sans délai ? Le Nain Jaune, lui, est grandement soulagé au sortir de cet entretien.
Il ignore encore que l'un de ses petits-enfants, le petit Alexandre, moins sous l'emprise de son charme, viendra plus tard interroger ses mânes, appuyé sur d'autres connaissances ; et paniqué à l'idée que son propre regard puisse faire de lui le complice d'un silence de famille.
Ce soir-là, le Nain Jaune ne peut pas imaginer que la vie m'apprendra peu à peu, avec l'aide de Zac et de certains autres, que la question du degré de connaissance de la Shoah, à l'été 1942, n'était pas aussi simple que ce qu'il a bien voulu affirmer à Nathalie en cette soirée de 1975.
Poser la question en termes binaires comme on le fait depuis des décennies - les collabos savaient-ils ou ne savaient-ils pas que l'Allemagne anéantissait les Juifs d'Europe - relève d'une vision du psychisme humain assez débile, qui ignore l'art de se truquer soi-même. Notre conscience des choses ne fonctionne pas comme un interrupteur qui ne connaîtrait que deux positions : on et off. Les hommes ont toujours eu un rapport biseauté et mouvant avec la vérité des faits ; et une manière parfois très déroutante de regarder l'évidence placée sous leurs yeux. Entendre une information suppose d'être en mesure de l'écouter sans parasites ; voire de renoncer à son propre système perceptif, à l'effet sécurisant des vieilles convictions, aux fidélités qu'elles impliquent. Discerner une nouvelle épineuse exige au préalable de s'y autoriser. Pour relier des indices, il faut encore désirer le faire. Et puis, on ne conteste pas une pensée dominante, institutionnelle, sans imaginer que la possibilité de s'accorder cette liberté existe bien. Il y a mille méthodes inconscientes pour qui souhaite ignorer une vérité qui crie.
Cette manière d'ondoyer dans les labyrinthes de la pensée criminelle, je la dois à Zac. C'est lui qui, dégagé de toute logique simplette, m'y entraîna.
Zac m'a dit
Automne 1982, à Paris. J'ai dix-sept ans et déjà je suis plusieurs. Gai de façade, lesté d'ombres. Chaleureux avec autrui et froid à l'intérieur. En allant déjeuner place du Palais-Bourbon, au domicile très familial de Zac, je croyais avoir rendez-vous avec sa frénésie de vivre. Pas avec l'une des explications de la cécité du Nain Jaune. Qui fut - sans nul doute - l'un des Français les mieux renseignés de l'époque, en temps réel ; donc l'une des vigies de Vichy qui pouvaient sans grande peine accéder à un fort degré de lucidité.