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Je pénètre dans un étonnant appartement tourné vers l'Assemblée nationale. Chaque pièce aux allures d'aquarium contient de quoi assurer une exposition au Louvre ou à la Tate Gallery : tableaux de maîtres à profusion, dessins de Picasso punaisés sur les murs comme des timbres, des cubistes en vrac, du Matisse en veux-tu, en voilà. La famille de Zac en vend et en achète aux quatre coins des terres émergées depuis des générations. Mais seule une gigantesque toile retient mon attention : un Eugène Boudin que j'ai toujours vu chez les Frank, dans leur salle à manger. Ce Boudin me rappelle évidemment celui que les Jardin possédaient jadis à la Mandragore au premier étage, dans la chambre-salon de ma grand-mère. Cette huile de belle taille donnait à admirer une très classique scène de plage trouvillaise en laquelle la mère du Zubial, d'origine normande, se plaisait à retrouver le parfum et les élégantes mœurs estivales de sa jeunesse. Le tableau des Frank, offert en 1965 à l'occasion du mariage des parents de Zac, présentait le même ciel aussi clair qu'éteint, à la fois lumineux et terriblement obscur. Un ciel intensément paradoxal.

Une dame discrète, économe de ses sourires, vient servir notre repas casher. Elle s'exprime en allemand ; comme toujours dans les maisons des Frank. Que ce soit à New York, Londres, Munich ou Paris.

- Tu sais pourquoi les Allemands ont découvert la réalité de la Shoah avec stupéfaction en 1945 ? me demande Zac tout à trac. Alors que tout le monde dans le Reich était en mesure de la deviner. Oui, quasiment tout le monde !

- Non.

- Sur un point précis, Hitler fonctionnait comme les Jardin : ses secrets, il les montrait à tire-larigot de manière à ce qu'on ne les voie pas ! Avec assez de talent pour que personne n'ait l'idée de prendre conscience de ce que chacun savait.

- Où veux-tu en venir ?

- Pourquoi ton Nain Jaune aurait-il été moins frappé de cécité que soixante-dix millions d'Allemands ? En public, Hitler parlait clairement afin qu'on ne le croie pas. Il écrivait son Mein Kampf pour ne pas être pris à la lettre et exhibait ses crimes de manière à les dissimuler. Jamais il n'a caché ses intentions exterminatrices, au grand jamais ! Ni à la tribune du Reichstag le 30 janvier 1939 quand il a annoncé en toute clarté qu'une guerre déclenchée par les Juifs leur serait fatale, ni dans ses meetings hystériques ni dans ses écrits prophétiques. Le Zubial faisait de même : que je sache, il n'a jamais dissimulé que le Nain Jaune était directeur de cabinet de Pierre Laval. Il en a même fait un best-seller primé par l'Académie ! En ayant l'astuce de le célébrer au lieu de le justifier...

- Comment fait-on pour cacher un secret publiquement ?

- On le crie. On le hurle. Pour être vraiment discret, il faut être voyant et bruyant. Ça permet à ceux qui ne veulent pas voir de détourner le regard ou de se boucher les oreilles. La crème des tueurs, les as de la non-culpabilité, clament leurs crimes haut et fort pour ne pas être vus !

- Qu'est-ce que tu racontes ? Tout était minutieusement planqué par les nazis. La conférence de Wannsee n'était pas publique que je sache ! Le langage même de la Shoah était crypté. Ils disaient Solution finale au lieu d'extermination, évacuation à la place de déportation, traitement spécial au lieu d'exécution. Les statistiques des massacres étaient camouflées, les tâches criminelles invariablement segmentées...

- Il fallait permettre aux Allemands de regarder ailleurs pour qu'ils ne sachent pas qu'ils savaient. Ce langage crypté relevait du faux-fuyant de confort, je dirais, de l'assistance à peuple au courant mais ne souhaitant pas voir ! Relis la conférence de Lacan sur La Lettre volée d'Edgar Poe...

- Et pourquoi les Allemands n'auraient-ils pas souhaité voir ?

- Parce que l'élimination des Juifs fut vécue par leur communauté raciale comme une occasion salvatrice enthousiasmante, voire une opportunité de régénération ; pourvu qu'on leur donne la possibilité de regarder ailleurs ! Et cette fausse dissimulation s'est révélée suffisante pour que l'Aryen moyen, soucieux des nécessités historiques et de l'intérêt général, consente au massacre sans en être exagérément incommodé. Eh bien je crois que le mécanisme a également fonctionné avec Laval et ton Daddy ! Il n'aimait pas le Juif même s'il appréciait certains Juifs de sa caste, n'est-ce pas ?

- Possible.

- Hitler a eu le tact d'aider les vichystes à préserver leur bonne conscience et ça a marché ! En leur procurant des faux-fuyants de confort, des assurances apaisantes auxquelles ils ne pouvaient pas raisonnablement croire mais auxquelles il leur plaisait de croire ! Afin qu 'ils puissent ne pas savoir qu 'ils savaient...

Zac s'arrêta un instant, répéta cette dernière phrase en allemand, reprit son souffle et ajouta :

- Je suis chagriné d'avoir à te dire ces mots-là, très déprimants, mais ils rendent compte du réel, Alexandre. Ton grand-père a agi sous l'empire d'une tout autre morale, nationale, d'une perception de la réalité parfaitement étrangère à notre logiciel mental actuel. C'est avec les ingrédients d'un monde normal, positif et moral que lui et ses vichystes ont contribué à bâtir l'enfer en Europe.

- Ils n'auraient rien vu de la Shoah alors qu'ils en auraient eu les quasi-preuves sous le nez ?

- Oui.

- Ça me paraît un peu gros.

- Quand on désire ne pas voir, on ne peut pas voir. Tu en veux la preuve ? tout de suite ?

- Oui.

- Tu vois ce tableau de Boudin ? me lança Zac en désignant la toile qui écrasait de sa présence leur salle à manger. Cette toile a été offerte par ma grand-mère à mes parents pour leur mariage en 1965, en souvenir de leur rencontre qui a eu lieu sur cette plage, à Trou-ville-sur-mer.

- Et alors ?

- Durant vingt années, ni mes parents ni moi ni aucun des Frank n'a vu que cette toile fut volée fin 1941 à une famille juive de Hambourg par ma grand-mère aryenne. Alors que nous sommes tous experts en peinture, de père en fils. Parce que nous ne voulions voir dans ce tableau que le décor émouvant de la rencontre de mes parents ! Pas une seconde nous n'avons accepté de percevoir le réel. Nous, issus - pour partie -d'une famille juive laminée par la Shoah !

- Comment auriez-vous pu le deviner ?

- Ce tableau est le seul, dans nos stocks, dont nous ne possédions pas les titres de vente, le pedigree historique. Et il provenait de ma grand-mère allemande qui prétendait que des amis de Hambourg l'avaient laissé chez elle en dépôt pendant la guerre ; des amis qui ne seraient jamais venus réclamer leur bien par la suite !

- Quand as-tu appris cette histoire ?

- Hier. Ma grand-mère a tout déballé quand on lui a réclamé avec insistance les papiers de ce Boudin, pour mettre nos archives en ordre.

- Ta grand-mère ? ai-je relevé interloqué. Tu as encore une grand-mère vivante ?

- Née en 17. Eva vit à Montreux, personne ne la voit jamais. Maman et elle sont fâchées depuis toujours. Lourdement fâchées.

Je n'ai pas eu la présence d'esprit de m'étonner que son père juif - vivant dans des maisons où l'on mangeait casher ! - ait pu épouser une Allemande au passé familial si radioactif. Manifestement, quelque chose clochait. J'ai simplement pensé que ce Boudin splendide avait toujours été pour moi une réminiscence de la Mandragore, pour Zac et ses parents l'écho d'une rencontre amoureuse et pour sa Granny un butin de guerre arraché à des youpins dans une Allemagne pas encore Judenfrei (libre de Juifs). Dans les trois cas, les intentions de Boudin avaient été annulées. Personne n'avait aperçu ce que le peintre normand avait effectivement peint ! Le réel n'avait pas compté.