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Fallait-il admettre que les familles sont des machines à cacher la vie ? A rendre digeste l'inadmissible ?

Le réel et nous

30 juillet 1980, le Zubial meurt : je perds l'enchanteur qui me protégeait du réel ; cette réalité qu'il n'aimait pas car il n'en était pas assez l'auteur. Depuis ses neuf ans, mon père avait pris l'habitude de ne pas voir ce qu'il percevait et de raconter autre chose que ce qu'il avait vécu. Son existence s'est bien éteinte en 1942. La mienne connut pareille éclipse fin juillet 1980, lorsqu'il m'abandonna. Cinq jours plus tard, on n'ensevelit pas que mon géniteur dans le cimetière de Vevey, aux côtés des restes du Nain Jaune : on enterra également mon maître en cécité.

Sans répit, j'ai commencé à griffonner dans un cahier ce que je ne savais pas de lui, ce que j'aurais pu ou dû vivre dans son sillage quasi fictif, et autre chose que ce qu'il m'avait dit d'événements qu'il n'avait lui-même pas traversés. Tout de suite, il m'a fallu à toute force reconstituer un réel de substitution, finalement plus réaliste que l'incroyable passé du Nain Jaune. J'ai alors contracté un rire forcé, un optimisme désespéré et la manie, si protectrice, d'affabuler à volonté. Il fallait que notre famille ne fût pas ce qu'elle était. Que la Mandragore restât un haut lieu du bonheur léger, le Nain Jaune un héros romanesque, ma mère une héroïne filmique, le Zubial un trapéziste exempté d'apesanteur. En bon Jardin, j'ai repris à mon compte le pli d'exhiber ce qu'il fallait dissimuler, de montrer la vie pour qu'elle ne soit pas vue.

Adolescent, je devins pire qu'un mythomane ; parfois, un mytho arrête de baliverner, moi presque jamais. Mais en pratiquant un mentir vrai qui criait ce que je n'arrivais pas à murmurer. En toute saison, je me mis à rectifier le réel pour le purger de ses insuffisances. A tartiner du miel sur le pain rassis d'une réalité décevante. Me demandait-on comment allait ma grand-mère ? J'assurais qu'elle ne pouvait s'endormir chaque soir que la fenêtre ouverte, au cas où un cambrioleur affriolant serait venu lui faire l'amour subrepticement pendant son sommeil ; alors qu'elle n'ouvrit sa fenêtre qu'une seule fois dans cette intention sensuelle. Et sans y croire vraiment ; ou seulement pour me faire rire. M'interrogeait-on sur les mœurs épiques des miens ? Je les transformais en grands fouleurs de principes, leur prêtant un abracadabrantesque répertoire sentimental. Ce qui était inexact tout en étant tragiquement vrai. La pratique de la rodomontade m'apaisait. Je m'endettais sans gêne de souvenirs exorbitants, très au-dessus de nos moyens érotiques. Il me fallait dissoudre la réalité pour que le véritable Nain Jaune n'existât plus. Pour chasser de ma mémoire la petite photographie de Pierre Laval bien en évidence sur son bureau.

Le pire devait être transformé en confettis de fête ; le gaz d'Auschwitz en bulles de champagne ; les étoiles jaunes en accessoires de farces et attrapes.

Dix romans ont suivi : tous disputent au réel le dernier mot.

Tous récusent l'inéluctable avec foi, guerroient contre le déclin - pourtant fatal - des passions, révoquent à grands cris l'effritement du désir. Tous disent non à la tristesse sans fin des jours et insultent les êtres qui pactisent avec la réalité ou osent se démettre de leurs désirs. Tous jouent avec l'idée fallacieuse que je mènerais une existence aussi trépidante que celle de mes héros ; quand ces derniers, pétris de songes, ne se prénomment pas tout simplement Alexandre. Tous mes volumes furent lus par des gens probablement aussi malades du réel que moi ; et ils furent nombreux. Tous donnent à voir un univers qui n'aurait pas été désenchanté par le Nain Jaune, inaccessible aux mauvais sentiments, allégé de la moindre noirceur. Pour faire l'auteur réjoui de Fanfan, il fallut la scène du 16 juillet 1942 au deuxième étage de l'hôtel du Parc. Pour donner naissance à mon île des Gauchers - une société à l'envers enfin à l'endroit, - il fut nécessaire que mon grand-père soit plus décisif qu'un Touvier et beaucoup plus central qu'un Papon. Le rose ne peut naître que du noir profond. Tout sourire est une grimace retouchée, une douleur disgraciée.

A présent que je quitte ma condition de faux-monnayeur polygraphe, d'illusionniste espiègle pour oser m'aventurer dans le réel, qui vais-je devenir ? Un type un peu dégoûté par le projet de s'autocréer. Sans doute serai-je moins ce que je raconte. Et plus domicilié dans ma propre peau.

Nos chers biographes

En janvier 2010 parut une biographie du Zubial[12] ; très documentée m'affirma-t-on. Je n'ai pas pu lire intégralement cet ouvrage qui me met en larmes. Je craignais quelque chose de bien plus terrible que la vérité : qu'un texte supposément objectif soit une fois de plus victime de nos visions contagieuses, intoxiqué par la séduction de nos songes. Et enluminé par nos folies fictives ou approximatives.

Aucun de ceux qui entrèrent dans le sillage enchanté des Jardin - et qui subirent les sortilèges de leur dinguerie - n'en ressortit jamais lucide ; même s'ils en ont l'ambition. Comme s'il n'était pas possible de demeurer intact ou à peu près clairvoyant dès lors que l'on s'amarre à cette étrange tribu qui, depuis 1942, pratique quotidiennement l'illusion comme d'autres se brossent les dents.

Septembre 1986. Une biographie très étayée sur le Nain Jaune paraît à Paris. Dès l'abord, le titre me rassure et me chagrine : Une éminence grise. Tout de suite, je flaire que le Zubial a encore gagné la partie en orientant la focale du biographe sur l'après-guerre et non sur les années 1942-43 ; même si elles sont bien évidemment scrutées. J'ouvre l'ouvrage et tombe sur le premier paragraphe qui me meurtrit par sa gentillesse : « De tous ceux qui, dans la vie politique et économique de la France de ce siècle, ont joué le rôle méconnu parce que discret de conseiller du prince, il (Jean Jardin) est certainement le plus séduisant, le plus attachant, le plus vrai. »

Il reste quelqu'un de très bien ; donc inapte au pire.

Une nausée me gagne. Tout de suite, dès les premières lignes, j'ai senti que l'opération de séduction lancée par le Zubial avec son Nain Jaune était en passe de réussir. Cette fois encore, le livre sonnait sincère - et l'était sans nul doute ; comme l'avait été la publication du Nain Jaune par mon papa foutraque. L'immense charme de Jean continuait d'opérer : il n'avait jamais eu le profil de ces collabos aux mots crus et aux trognes de malfrats idéologiques qu'il était facile de condamner. Exquis de finesse, il respirait l'ouverture franche, la probité chrétienne, le courage personnel. Comme si toutes ces qualités éminentes n'avaient pas été nécessaires pour collaborer avec méthode.

Je lus cette biographie d'une traite et en éprouvai alors des sentiments contradictoires : un désespoir doublé d'un profond soulagement. Aux dires d'un amant de ma mère, après une telle publication, je pouvais m'engager en politique : ce travail sérieux - qui offrait plus de garanties que le très impressionniste Nain Jaune de papa - déminait mes pas futurs vers le trône. Il garantissait que jamais le nom de Jardin ne serait assimilé dans l'oreille des Français à celui d'un Bousquet. Ouf... J'échappais à l'estampille d'infamie. Mais, par ailleurs, je ressentis une persistante tristesse : comment ce biographe fin et pénétrant, Pierre Assouline - qui n'était pas encore mon ami, - avait-il pu, après tant de recherches obstinées et de recoupements, ne pas voir la scène du 16 juillet 1942 à l'hôtel du Parc ? Et ne pas en tirer les conclusions qui tombaient pourtant sous le sens. Certes, il décrivait page après page le travail du directeur de cabinet de Laval, son rôle cardinal et croissant à Vichy, mais sans parvenir à enregistrer l'horreur effective de ce qui fut assumé jour après jour par le Nain Jaune ; par ailleurs si empressé à venir en aide à mille détresses.