Car on peut être un moteur du pire tout en gardant un cœur.
Et demeurer buté sans être un fort en dogmes.
Tout s'était passé comme si la puissance romanesque de mon père avait orienté l'œil du biographe, pourtant prêt à révéler le moindre document douteux ; comme si l'incroyable liberté de pensée de ma grand-mère - totalement hermétique au moindre racisme - l'avait persuadé que cette famille déjantée et très souriante était exempte de ce virus-là ; comme si les archives du Nain Jaune avaient achevé de le convaincre de sa qualité morale ; comme si l'époque aussi - 1986 n'est pas 2010 - avait contribué à ce qu'il ne voie en cette éminence grise qu'un homme de bien qui se serait égaré en chemin.
J'en suis resté désorienté.
Comment une telle collection de zèbres, si amis avec le farfelu et si chaleureux dans leurs aimables délires, aurait-elle pu abriter une lame froide ? Assouline enquêtait sur le roman noir de la collaboration et il tombait sur le roman des Jardin. Sur un club de grands enfants luisants de rires, rafraîchissants de liberté et débordants de politesse ; pas sur la famille Eichmann.
Quelque temps après la publication, je me trouvais avec Pierre Assouline et une poignée de Jardin sur le lac Léman. A bord d'une barque motorisée, nous tirions une planche de bois sur laquelle les miens s'exerçaient à des acrobaties nautiques. Je me suis alors tourné vers Assouline et lui ai lancé :
- Je ne comprends pas pourquoi dans ton livre tu ne parles pas de l'antisémitisme de grand-père.
Je n'en revenais pas que ce très perspicace biographe, tout de même Juif, n'ait pas été plus attentif à ce « détail ». Aussitôt, avant même qu'il ait pu formuler une réponse, l'un de mes oncles interrompit mon questionnement en déclarant que j'avais perdu la tête et que jamais, au grand jamais, le Nain Jaune n'avait été antisémite. Il fallait que cette question ne fût pas soulevée devant un tiers. Comme si elle était importante ; comme si les éventuels bons sentiments du Nain Jaune à l'égard de la communauté juive de France eussent en quoi que ce soit amoindri les effets criminels de ses agissements politiques.
Je n'ai pas osé hurler.
Ni rappeler que la dénégation de l'antisémitisme, véritable antienne des justifications des persécuteurs, prouvait paradoxalement l'impact des émois racistes qui animèrent les tueurs de bureau. Ceux dont les tâches parcellisées et distanciées n'avaient pas l'odeur des cendres polonaises.
Peu de temps après, j'ai offert cette biographie mystérieuse à mon ami Zac, qui eut ces mots très éclairants :
- Tu connais Albert Speer ?
- Non.
- Ce garçon très cultivé a été l'architecte d'Hitler et l'inventeur de l'esthétique nazie, lors des congrès de Nuremberg ; puis le génial ministre de l'Armement du Reich à partir de 1942. Speer avait, de fait, la haute main sur l'univers concentrationnaire très intégré à la machine de guerre allemande ; mais au procès de Nuremberg, il a été beaucoup plus intelligent que les autres. Les Alliés l'ont perçu comme le seul homme sain d'esprit parmi les nazis, capable de regrets émouvants (sans rien renier bien sûr). Comme Speer avait l'air de tout sauf d'un monstre, tout le monde a eu envie de croire qu'il ne savait rien. Et il a sauvé sa tête ! Lorsqu'il est sorti de la prison de Spandau en 1966, Speer a joué en Allemagne le rôle du type réglo qui avait été abusé par une situation inextricable, de l'honnête homme resté propre malgré les circonstances. Ce rôle-là apaise toujours les honnêtes gens. Eh bien, après avoir lu cette biographie, je crois que les Français regardent ton Nain Jaune comme une sorte d'Albert Speer tricolore !
- Que veux-tu dire ?
- Les hommes aiment croire en l'innocence des gars sympathiques, et en la culpabilité des salauds. Ça rassure ! Alors que Speer et Jardin ont peut-être été les plus dangereux de leur camp.
- Pourquoi ça ?
- L'un et l'autre, surpuissants, au cœur même de la décision, ont été capables de donner leur assentiment tacite à un racisme d'Etat et à des meurtres massifs en se persuadant que ces choses-là ne les concernaient pas tant qu'ils n'y participaient pas personnellement. Ils étaient redoutables car ils avaient l'air de tout sauf de racailles politiques : très intelligents, imposants, non dogmatiques, prétendument apolitiques, indifférents à l'idéologie, allant même jusqu'à qualifier de « sornettes » devant Hitler, ou Laval, la vision du monde de leur régime, prétendant défendre une cause supérieure indépendante des intérêts partisans, cultivés. Difficile de les confondre avec la pègre criminelle qui les entourait. Impossible de ne pas succomber à leur charme, à leur liberté de ton... Même leurs biographes, pourtant avertis, se sont laissé séduire !
De belles relations
Convoquons un peu les personnages de ce bal macabre - où toutes les droites furent invitées -en dressant la liste des gens très bien qui fréquentèrent ma famille avant, pendant et après la guerre. Et voyons ce que dit, murmure ou crie ce bottin mondain d'une France évanouie, et brillante, qui pratiquait la haine du nombre et eut l'impudence, sinon la fierté, de ne jamais voter. Mais qui, dans ses erreurs tragiques, fonctionnait tout de même à autre chose qu'à notre culte de l'argent roi.
Raymond Abellio : son compte est déjà bon...
Coco Chanel : un sourire qui ne sait pas rire, du génie d'aiguille et de ciseaux mais une solide propension à faire la claque dans les soirées du Tout-Vichy. Elle surgit à répétition dans les souvenirs de mon clan, au bras d'une flopée d'antisémites talentueux. Sans avoir le mauvais goût d'en être indisposée...
Gustave Thibon : philosophe-paysan révéré par les Jardin, bien qu'il éructât contre toute forme de démocratie. Catholique émérite, en proie à une effrayante érudition d'autodidacte, il est de ces vieux sages qui, en 42-43, eurent pour fan le Maréchal et ses Pétain's boys. Au point qu'il passa, sans doute un peu rapidement, pour une sorte d'idéologue bourru de la Révolution nationale si friande de « retour au réel ». Une revue jésuite qui paraissait en zone libre le qualifiait cependant de « penseur accrédité de la défaite » tandis que le vieux Maurras[13] lui décernait le titre de « jeune soleil ». Souvent, ses petites phrases disent de grandes choses. Parfois, elles m'écœurent.
Couve de Murville : intéressant profil... Ancien ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Charles de Gaulle. Ce gaulliste de haut pedigree eut toutefois la particularité de servir Vichy avec zèle - au ministère des Finances où il fut notamment en charge de certains dossiers d'aryanisation de l'économie -jusqu'en mars 1943. Autant dire que ce protestant fort digne ne jugea pas utile de rougir lorsque commença la grande saison des rafles ni de tousser quand on se mit à coudre des étoiles jaunes sur une autre minorité que la sienne ; en tout cas pas au point de prendre le maquis puisque, comme le disait le Général, il passa « les Pyrénées en sleeping » avec un sauf-conduit vichyste (procuré par Jean Jardin). Son gaullisme tardif mais visible et de bon aloi - bien qu'il fût d'abord giraudiste - servit d'alibi solide à la famille, qui se garda bien de s'étendre sur son vagabondage idéologique. Ses liens avec le Nain Jaune furent constants et étroits : ils se voyaient tous les jeudis quand Couve peaufinait la diplomatie gaullienne.