Robert Aron : essayiste assez périmé mais longtemps respecté, auteur d'essais politiques et d'ouvrages sur Vichy qui le situent - on l'aura deviné - aux antipodes d'un Robert Paxton, l'historien américain qui, le premier, mit en 1972 en relief la participation du gouvernement français à la Shoah. Juif paradoxal, caché par le Nain Jaune chez les Jardin, à deux pas de Vichy, Aron passe pour un chantre de la théorie tout de même assez délirante du glaive (de Gaulle) et du bouclier (Pétain). Il développa avec talent la thèse hautement pittoresque du double jeu de Vichy, régime conduit, selon lui, par des gens honorables menant une semi-résistance de fait. De quasi-Justes ! Version hélas très écornée par l'ouverture tardive des archives allemandes... Que d'illusions aroniennes furent alors détruites ! L'homme est connu pour avoir relativisé les méfaits de ce régime « intéressant » et souligné le rôle protecteur du bon Maréchal assisté dans son magistère par d'impeccables excellences vichystes. On comprend pourquoi... Dans son premier ouvrage, le Zubial raconte une scène rocambolesque où Aron, en cavale, déboule du grenier des Jardin - où il est planqué - et tombe nez à nez, dans le salon de ma grand-mère, avec Krug von Nidda, le représentant d'Hitler auprès de Pétain. Ah, ce qu'on s'amusait en 1942 !
Paul Morand et sa femme Hélène : deux champions du mépris social et racial dont un génie des lettres françaises. Féru de modernité, il écrit avec l'autorité des classiques et les souplesses d'un joueur de badminton ; même s'il y a toujours au bout des phrases ramassées et magnétiques de Morand un visage laid. Très distingué, leur antisémitisme - encore plus abrupt chez Hélène Morand, quasi nazie - ne troubla jamais le Nain Jaune qui entretint avec le couple les plus exquises relations... jusqu'à ce que l'écrivain apprécie d'un peu trop près la sensualité de ma grand-mère ; ce qui, soudainement, altéra les sentiments du Nain Jaune plus sûrement que les propos infects du grand styliste. Cette tendresse de rattrapage le scandalisa. Parrain de l'un de mes oncles, dont il fît d'ailleurs son héritier, Paul Morand reste l'un des soleils du Zubial qui, un jour, lui vola son passeport constellé de visas. Je l'ai encore. C'est lui, l'excellent Morand, qui signa cette phrase particulièrement répugnante : « Le mot juif, prononcé par quelqu'un qui ne l'est pas, est déjà de l'antisémitisme » (in Journal inutile, 6 octobre 1971) ; comme si cet académicien fraîchement élu ignorait que l'épithète juif n'est pas une injure...
Jean Giraudoux : poète fabuleux, ami de la famille, idole des Jardin, dramaturge de ses propres fourvoiements. Habité par un racisme prodigieusement banal en 1940, il défendit l'avènement d'une « politique raciale » et d'un « ministère de la Race » ; mais sans fiel, en y mettant des formes charmantes et gracieuses. En se contentant de qualifier d'invasions barbaresles vagues migratoires composées, selon lui, « de races primitives ou imperméables, dont les civilisations, par leur médiocrité ou leur caractère exclusif, ne peuvent donner que des amalgames lamentables... L'Arabe pullule à Grenelle et à Pantin ». Poétique, n'est-ce pas ? A Vichy, il rôdait sans cesse chez les Jardin en promenant sa culture et ses bons mots touchants... Mais, malgré ses écarts, Giraudoux n'a pas l'âme d'un législateur du bon goût.
Jacques Benoist-Méchin : intellectuel de haute volée, historien enthousiasmant, homme politique réfrigérant. Il fut l'un des vrais ultracollabos qui, ivres de folles opinions, militèrent pour associer la France à la direction de l'Europe passée sous pavillon hitlérien ; sans voir une seconde que la nervosité et la fébrilité françaises allaient être dupées. Mon père en garde un souvenir ému dans La Guerre à neuf ans, son premier livre. Condamné à mort en 1947, Benoist-Méchin a vu sa peine commuée en vingt ans de travaux forcés. Un type tout à fait recommandable.
Emmanuel Berl : enfin un vrai Juif, enseveli sous sa culture méditée ! Une plume en liberté qui ne s'accommode d'aucune idéologie ! Un humour gambadant ! Ses propos cuvés tiennent de plus près à la pensée qu'à la parole. Hélas, cette merveille d'homme ne trouva rien de plus malin que d'écrire les formules oratoires les plus marquantes du maréchal Pétain, celles qui bloquèrent la réflexion d'un peuple stupéfait et qui résonnent encore dans la mémoire française. « La terre, elle, ne ment pas », c'est de lui, de son encre.
Bertrand de Jouvenel : écrivain parfois, économiste souvent, journaliste improvisé qui interviewa Hitler en 36 et en ressortit ébloui. Bien que demi-Juif, ce dandy qui buvait l'amour à belles goulées (notamment dans les yeux de l'écrivain Colette, maîtresse de son papa) milita avant-guerre pour le rapprochement franco-allemand. Il créa notamment le « Cercle du grand pavois », une sympathique association de soutien au Comité France-Allemagne (celle du Führer). Très déprimé par le Front populaire, Jouvenel fonça s'enrôler dans l'un de nos rares partis clairement fascistes - le Parti populaire français de Jacques Doriot, - jugea opportun de faire l'éloge du bon fascisme dans l'organe de presse officiel de cette phalange gueularde (L'Emancipation nationale, un étendard de l'humanisme...) ; puis, après quelques circonvolutions vichystes, devint un convive assidu des Jardin. Papa en raffolait.
Soko, que nous connaissons déjà : unique communiste de cette camarilla mais... intime de Pierre Laval ! Parleur invétéré, ce bolchevik-vichysto-salonard entretenait ses interlocuteurs de ce qu'il savait et non de ce qu'il pensait. Probablement parce qu'il ne le sut jamais lui-même.
René Bousquet : « très beau » aux dires de mon père qui, dans un passage assez gênant de La Guerre à neuf ans, ne trouve pas d'autre épithète pour décrire le secrétaire général de la police de Vichy en train de bavasser en 1942 avec le Nain Jaune à leur domicile de Charmeil. Pas un instant, en 1971, il ne vient à l'esprit du Zubial - pourtant révulsé par le racisme - que le patron de la police y était peut-être pour quelque chose dans l'organisation de la rafle du Vél d'Hiv...
Faut-il continuer ?
Le Nain Jaune était-il antisémite ?
Que le directeur de cabinet de Pierre Laval ait éprouvé, ou non, une forme de sentimentalisme pour les Juifs ne dut guère passionner ceux qui furent déclassés par les lois scélérates de Vichy, spoliés puis contraints de coudre des étoiles jaunes sur les vêtements de leurs enfants ; et encore moins les familles débusquées par la police du « très beau » Bousquet.
Seuls les crimes perpétrés comptent en définitive.
De même, en allant au pire, on se fiche bien de savoir si Rudolf Hoess, le commandant d'Auschwitz, haïssait ou non personnellement les Juifs (il prétend le contraire dans ses mémoires, tout comme Eichmann d'ailleurs).
Néanmoins, je me suis posé cette question à l'envers : comment le Nain Jaune aurait-il pu ne pas être antisémite ? A un moment de l'Histoire où cet adjectif condiment - inavalable pour nous - restait, notamment lorsqu'il assaisonnait une injure, dans les normes admises par l'époque ; quasiment intégré au caquet journalistique et au babil radiophonique qui déversait sa tourbe quotidienne. En un temps où la gauche ne s'indignait de cette hargne tapageuse que parce qu'elle était porteuse d'un fort relent antirépublicain ; et où, ne l'oublions pas, l'esprit public était à la vindicte, au quolibet liquidateur.