Et puis, soyons sérieux. Vous vous voyez, vous, diriger le cabinet de Pierre Laval à partir de mai 1942 sans éprouver d'instinct un minimum de défiance à l'égard du monde juif ? et trinquer sans malaise avec du casseur de Juif désinhibé, du chasseur d'enfants ? Sans adhérer implicitement à ce préjugé, comment servir loyalement un homme dont la politique raciale - d'inspiration chrétienne et nationale qui ne devait hélas pas grand-chose à l'occupant, aux dires mêmes de Xavier Vallat - resserrait chaque jour le filet autour de ces citoyens déclassés[14], listés et marqués ? Un humaniste sincère aurait-il pu ne pas claquer la porte le matin de la rafle du Vél d'Hiv ? Vous vous imaginez, vous, débouler au bureau le matin et croiser courtoisement l'un de vos collègues, Darquier de Pellepoix, successeur de Xavier Vallat au CGQJ (Commissariat Général aux Questions Juives) ? Un petit café, Darquier, avec ou sans sucre ? Inséré dans un monde globalement antisémite, le Nain Jaune en partageait l'esprit ; et eût même jugé malséant de s'indigner trop véhémentement du sort que sa police réservait aux enfants d'Israël.
Comment ma famille a-t-elle pu s'abuser elle-même pendant aussi longtemps ? et nous transmettre une version aussi édulcorée des a priori malodorants qui animaient cet homme de 1942 ?
La brutalité des évidences éblouissait nos pupilles ébaubies.
Bien sûr, le racisme atavique - mais sans virulence aucune - de Jean fut plus subtil que celui de sa sœur par exemple, une Normande étrécie restée toujours très tripale dans ses saillies antijuives ; au point d'affoler certains de ses petits-enfants. Ce qui en dit long sur leurs origines communes... Bien sûr, le Nain Jaune de 1942 n'était pas un tueur de Juifs dominé par une pensée assassine totalitaire. Cet homme de grande classe sut même, je l'imagine, se montrer d'une suprême élégance dans sa manière d'être non pas hostile aux Israélites, comme il disait devant ses amis juifs qu'il ne voulait pas froisser, mais discrètement rétif à leur influence supposée, inquiet de la place sans doute excessive que ces gens avaient eue dans la République défaite, probablement assez humaniste pour ne pas souhaiter leur extirpation totale de la nation mais tout de même assez patriote pour désirer qu'on les distingue nettement des vrais Français, et qu'on les écarte des grands leviers ; voire, pourquoi pas, qu'on se résigne à un moment ou à un autre à leur départ du territoire national. Sauf, bien sûr, les bons Juifs ; ceux qui avaient su racheter leurs origines par d'éminentes qualités, ceux qui, proches de ses références, ne symbolisaient pas une zone détestée de son âme. Ses amis personnels en somme, ces esprits fins et clairs qui voyageaient avec des valises emplies de romans de la NRF et qui partageaient avec lui les mêmes plaisirs subtils ; bref, ceux qui ne ressemblaient pas à ces Levantins prétendument couverts de châles de prière et supposés grouiller dans les quartiers plébéiens en jacassant le yiddish. Le légalisme antisémite n'était-il pas, après tout, quelque chose de souhaitable, de clarificateur ? A condition, bien entendu, de faire les choses de manière chrétienne... La charité au secours de l'ignoble !
Il faut dire aussi que l'époque ne se prêtait pas à une excessive compassion envers le judaïsme. Aux Etats-Unis mêmes, patrie des gentils sauveurs de 1945, le patron du FBI J. Edgar Hoover passait ses vacances pendant la guerre à Miami Beach, dans un hôtel où l'on pouvait lire sur la porte « Ni chiens ni Juifs » ; puis, quand le panneau fut jeté aux orties, Hoover changea d'adresse pour fréquenter l'hôtel Del Charro à La Jolla (Californie) qui avait eu le bon goût de rester Judenfrei, libre de Juifs. Non infecté par cette engeance qu'il tenait pour une bande de va-t-en-guerre toqués de bellicisme contre ce brave Hitler, si décent ; au point que Hoover, comme l'Amérique d'alors, se félicitait que la politique d'immigration du Département d'Etat de Roosevelt restât déterminée à maintenir, au moins partiellement, les Juifs - « tous des communistes » - en dehors du pays. Afin que leurs pleurnicheries sur la prétendue dureté nazie restassent éloignées des oreilles des honnêtes Américains.
En Europe aussi, ces gens-là se croyaient seuls à souffrir, devait bien penser le Nain Jaune comme ses petits camarades du gouvernement. Alors que tant d'autres Français étaient à la peine ma bonne dame ! Fallait-il octroyer aux Juifs une protection spéciale, alors que bon nombre des représentants de ce peuple déicide étaient si fraîchement naturalisés ? Ou carrément Rouges. Et puis n'en était-on pas arrivé là, à cet effondrement moral et militaire, un peu à cause des Juifs ? Depuis l'annexion de l'Autriche par Hitler - qui avait provoqué un afflux d'immigration sémite issue du Yiddishland - les Juifs même bien français n'avaient-ils pas sournoisement poussé à la guerre pour venir en aide à leurs coreligionnaires des territoires germaniques si inquiétés par Hitler ? Pacifiste et munichois dans l'âme, le Nain Jaune ne pouvait s'empêcher de le croire ; comme à peu près tout Vichy, à l'unisson de la classe politique européenne. Et puis, le catholicisme - qui fondait la morale et l'orgueil religieux du Nain Jaune - n'avait-il pas un droit de prééminence dans notre vie nationale ? Droit qui supposait implicitement d'atténuer la place des autres religions. Surtout à l'heure du réveil de « la vraie France » où l'antisémitisme avait fait racine dans nos terroirs jusqu'à prendre la force et l'ampleur d'une émouvante tradition...
En ce sinistre printemps 1942, Jean ne pouvait pas ne pas être irradié par l'antisémitisme catholique endémique qui portait les gens très bien à penser que le mot Juif désignait une sorte de fléau national, quelque chose de pas très propre et d'un peu inquiétant. Ces gens-là, surtout en cette saison de grandes rafles, lui apparaissaient sans doute, ainsi qu'à l'essentiel de nos élites, comme des entités différentes des peuples normaux, secrètement soudés, potentiellement néfastes, prenant en douce empire sur les honnêtes chrétiens et, pour tout dire, vaguement séparés de l'humanité. Pas des lapins, évidemment, mais quelque chose de troublant. Au point que le Nain Jaune et ses amis se reconnaissaient le droit moral de se défier de leur influence supposée. Et comme l'occupant si correct avait l'air très désireux de se charger gratuitement de leur cas - en assurant lui-même leur évacuation et en remboursant les chemins de fer français pour le transport des déportés jusqu'à la frontière allemande - pourquoi s'inquiéter outre mesure de la destination réelle des trains ? Pourquoi aurait-il vu lucidement le destin d'un peuple que de toute façon il n'aimait pas voir? Naturellement, le Nain Jaune ne croyait pas les Allemands lorsqu'ils évoquaient une réinstallation des Juifs à l'Est, mais il désira longtemps les croire ; ce qui, dans la débandade des temps et au milieu des tractations ardues avec les nazis, se révéla provisoirement suffisant pour sa conscience. Pourquoi, au milieu de tant de malheurs français, aurait-il eu envie d'écouter les prophètes de malheur ? En une heure où, ne l'oublions pas, c'était la trouille qui gouvernait.
Tout cela, je l'ai longtemps subodoré, puis étayé à force de lectures, sans oser le dire clairement aux miens.
Souhaitaient-ils l'entendre ? et convoquer les faits ?
Les Jardin ne préféraient-ils pas plutôt s'indigner, comme tout un chacun, lorsque surgissait une affaire plaçant sur la sellette l'un de ces collabos si peu télégéniques ? Un Bousquet sarcastique, un Papon sur qui vriller l'ire populaire. Ces canailles retranchées dans leur orgueil patriotard, donnaient alors le sentiment que l'aimable Nain Jaune, lui, n'avait rien à voir avec le film odieux de ces années criminelles. Ils avaient l'air de mufles imbus de mépris, mon grand-père d'un homme de cœur. De doublures de gangsters, le Nain Jaune d'un totem. Des mouvements brusques jaillissaient de leurs poings ; des gestes de la plus pure distinction sortaient des manches bien coupées de Jean. C'est si apaisant de disposer d'un repoussoir placé à l'avant-scène de l'actualité... Et comme l'emporte-pièce médiatique ne regardait pas à côté, préférant l'ivresse du mimétisme gueulard à la curiosité, nous restions bien au chaud.