Il est huit heures et, comme chaque matin depuis sa prise de fonction, Jean rejoint - dans un bureau restreint jouxtant celui de Laval -deux personnalités éminentes : Jacques Guérard, secrétaire général du gouvernement, et le falot directeur des services administratifs. Leur trio forme l'épicentre du pouvoir exécutif français ; comme il est d'usage dans notre France colbertiste où les cabinets sont l'âme et le muscle cardiaque de l'action publique. Le directeur des services est une courroie technique qui assure la liaison avec les ministères et les bureaux directement rattachés à Laval (Commissariat Général aux Questions Juives, etc.). Guérard, en principe, occupe une fonction plus nettement politique ; oui mais voilà, Laval ne l'encadre pas. Or le crédit fait ou défait ce type de fonction. Il envisage même le renvoi de ce petit gris, pas son genre, l'administration faite homme. Un ruminateur de dossiers que Laval traite en larbin devant des tiers. Directeur de son cabinet, Jean Jardin, lui, est joufflu d'esprit, tout en discrétion et aussi habile avec les rusés qu'avec les simples. Il jouit de sa confiance ; ce qui, dans la fosse aux caïmans de Vichy, reste une denrée rare. En ces temps de fourberie nationale, la loyauté de Jardin lui est si précieuse que Laval en a fait, en deux mois à peine, une sorte de vice-ministre lorsqu'il s'absente. Un morceau de Richelieu ou de père Joseph[2] semble accroché à lui. Jean Jardin est à présent l'homme verrou par qui il faut passer pour accéder aux audiences qu'il accorde chaque après-midi à l'hôtel du Parc de 14 h 30 à 18 h. Pour insérer au mieux la France de la Révolution nationale dans la nouvelle Europe rêvée par Hitler, Laval a besoin de sa souplesse courtoise qui sait si bien débrouiller ses relations éruptives avec le maréchal Pétain, logé à l'étage du dessous. Ah, il est si doué pour arrondir les susceptibilités, astiquer les ego, les encaustiquer. Et puis, Jean ne lésine pas sur le tact dans ses contacts officiels ou officieux - à son domicile privé de Charmeil notamment - avec l'occupant nazi. De surcroît, il sait tout sur presque tout ; et digère promptement les rapports qu'il reçoit directement des préfets ou des services de renseignements. La confiance entre les deux hommes est telle que Laval supervise à peine la distribution des fonds secrets qu'il lui a confiée ; il s'agit notamment d'arroser la presse la plus collaborationniste qui ne cesse de pulvériser ses bacilles de haine et toute la faune écrivassière stipendiée par le régime. Comment Pierre Laval n'accorderait-il pas un crédit total à un type aussi correct ? Alors que l'autre dispensateur de l'argent noir - à Paris, - André Guénier, doit lui rendre des comptes précis sur les récipiendaires. Ce qui indique à quel point Jean Jardin bénéficie d'une délégation de pouvoir de fait.
A huit heures donc, comme chaque matin, le Nain Jaune allume sa première cigarette ; tandis que son patron auvergnat noue sa cravate blanche à une demi-heure de route, dans son domicile de Châteldon. Le regard de Jardin est assorti à la droiture qu'il cultive même si, déjà, il sait être plusieurs. Depuis le début du mois de juin, sanglé dans son complet croisé de flanelle grise, Jean a la situation bien à sa main. Pétainiste de cœur, il cuve son autorité avec une modestie de bon aloi en s'octroyant double ration de nicotine. Désormais, ce collaborateur à l'haleine intelligente sait devancer les faits et anticiper les désirs de Laval, parsemer d'humour leurs conversations ponctuées de quintes de toux féroces, lui arracher une signature opportune, éconduire les importuns, assécher les ennuis. Bref, piloter son cabinet en affectant des tenues nettes. Reçoivent-ils enfin le coup de fil tant attendu de René Bousquet, le fringant secrétaire général de la police, en charge de cette histoire un peu gênante de rafle ? Ou de son adjoint Jean Leguay ? C'est fort probable... L'avisé Bousquet - que Jean reçoit parfois à Charmeil dans la maison des Jardin[3] - n'ignore pas que la réunion du matin à l'hôtel du Parc a lieu à huit heures précises et que le Président est anxieux.
Pas pour les familles juives, non, dont un certain nombre sont d'ailleurs naturalisées « depuis si peu de temps ». Laval redoute surtout une réaction des « bons Français » ; un débordement populaire qui affaiblirait sa position face aux Allemands. Ouf, tout s'est bien passé. Quelques rares suicides à déplorer mais pas de grabuge avec la population parisienne, qui ne s'est pas interposée. L'opinion - capitale aux yeux de Laval - n'a pas moufté. Quelle judicieuse idée d'avoir mené cette affaire à l'heure du laitier... Le Vél d'Hiv commence à bien se remplir, leur affirme-t-on au téléphone. Mais l'objectif raisonnable de 25 000 arrestations paraît hors de portée. On en escompte à peine 13 000. Aie! Jardin se gratte le nez, éteint sa cigarette et entame son premier litre de café. Encore des ennuis en ligne de mire, des tracas avec les Allemands qui vont venir pleurnicher dans son bureau ; surtout le SS Dannecker et ce désagréable général Oberg, Chef suprême de la SS et de la Police (Höherer SS- und Polizeiführer pour la France), qui se montre parfois si insistant... Parce que Bousquet, soyons sérieux, est un homme nommé par le pouvoir qui se hausse du col ; dégourdi, et capable d'initiatives glaçantes on le sait bien[4], mais assez benêt pour signer des papiers compromettants ou parader devant des photographes. Les choses sérieuses, l'arbitrage de haute politique dans l'ombre, les marchandages plus vastes avec l'occupant, c'est Laval ; et Laval, c'est lui, Jardin. Or, en cette mi-juillet 1942, l'ubiquitaire Jean Jardin n'a pas du tout l'intention de lâcher le guidon. On ne quitte pas un poste exposé, se répète-t-il en homme de devoir qui accepte d'endosser un sort insoluble. Et qui se fait même une haute idée du sacrifice personnel auquel il consent, à l'instar du Maréchal, pour que « la France de demain, même mutilée, soit plus grande que celle d'hier ». Même si les emmerdes ne cessent de se déverser sur son bureau : que faire, par exemple, des quatre mille enfants juifs arrêtés ce matin et dont les Allemands, apparemment, ne veulent pas ? Jean, ému, a bien senti leur réticence. Encore des complications à venir. Une chose les tracasse vraiment, lui et son patron : ces petits Juifs - dont les noms ne rendent pas une résonance évoquant une parcelle de notre verger français, n'est pas loin de penser Jardin - pourraient bien finir par émouvoir l'opinion nationale. Pressé, le trio achève le dépouillement du courrier du jour, en extrait l'essentiel : les nouveaux textes législatifs et réglementaires ainsi que les dossiers qui présentent un risque politique immédiat. Après le coup de tabac militaire de l'été 40, il faut se hâter de collaborer au plus près et faire voguer l'avenir tricolore au cœur de l'Europe hitlérienne. Avec l'espoir fou, peut-être, de civiliser le nazisme... A neuf heures trente tapantes, le Président déboulera en voiture de son domicile de Châteldon et le bal de l'ignominie d'Etat s'ouvrira vraiment.
Pourquoi Jean n'a-t-il pas démissionné ce 16 juillet 1942?
Sans doute - aussi révoltant cela puisse-t-il paraître - parce qu'il crut faire le bien, selon son code éthique aussi rigoureux qu'éloigné du nôtre ; ou le moindre mal qui lui semblait alors ressortir à une forme atténuée de la grandeur. Génétiquement catholique, il fut ce qu'on appelle une conscience démangée par une morale exigeante. Une sorte de bloc d'innocence qui le rendait d'autant plus dangereux. Rien à voir avec un gestapiste de cinéma ; rien chez lui des claqueurs de talons qui aboyèrent à Vichy des opinions hargneuses. A croire qu'il s'était égaré en leur compagnie. Pourtant, il fut bien ce 16 juillet 1942 le protagoniste de cette scène vichyssoise centrale. Et un acteur capital, sans jamais se renier par la suite, de l'un des plus criminels régimes de l'Histoire de France. Jusqu'à se hisser vers les sommets de la honte d'Etat ; en choisissant de s'y maintenir très tardivement.