Loin du banc d'infamie.
Bousquet, Mitterrand et nous
1991. La main gantée de Zac me tend un quotidien du soir : René Bousquet - qui disposait d'une délégation permanente de signature de Pierre Laval - est inculpé de crime contre l'humanité. L'avocat Serge Klarsfeld n'a pas démordu du dossier qui, désormais, squatte l'actualité. Sans doute n'imagine-t-il pas à quel point certains descendants de collabos comptent sur lui. Un crime contre l'humanité frappe, par nature, à la porte de toutes les consciences ; pas à celles des seuls Juifs. Je relis l'article et songe aussitôt : si le Nain Jaune n'avait pas eu l'intelligence de mourir en 1976, sans doute n'y aurait-il pas coupé. Directeur de cabinet de Pierre Laval... un jour ou l'autre, sa très singulière immunité se serait dissoute ; même s'il était meilleur stratège que les autres, plus finaud pour se procurer des indulgences françaises. Les grandes bottes secrètes ont leurs limites.
Nous allumons la télévision. Aux informations, Klarsfeld déclare que l'événement est capital : pour la première fois, on va juger un dirigeant de Vichy, juché au cœur du régime, alors que Maurice Papon n'était qu'un relais régional qui avait d'ailleurs abusé de Gaulle lui-même. Devant l'écran, je pense si fort « et le Nain Jaune ? » que Zac me lance, le regard en coin :
- Tu veux appeler Klarsfeld ?
- Trop tard... ai-je murmuré lâchement. Tout à coup j'ai la trouille d'être souillé. Mais je prends également conscience, par cette seule réponse chuchotée, que j'ai définitivement basculé de l'autre côté. J'en suis à considérer que la date de péremption des poursuites judiciaires contre mon aïeul est désormais passée ; mais le principe de son jugement ne m'effraie plus. La trahison de mon lignage est consommée. Je ne pourrai plus éternellement psalmodier mon amour des Jardin. Même si je suis encore incapable de l'assumer ouvertement et que mes arrêts intimes restent clandestins.
Lorsque Bousquet sera abattu sèchement par un illuminé, en juin 1993, je me retrouverai dans la peau de ceux qui déploreront la non-tenue du procès de Vichy. Celui du Nain Jaune donc.
Un an plus tard, Pierre Péan lève le voile du passé vichyste de François Mitterrand en sortant son livre à fort effet de souffle : Une jeunesse française ; et le vieux président, acculé dans un entretien télévisé musclé, se rebiffe face aux Français : il reconnaît son amitié indéfectible pour René Bousquet.
Un monde s'effondre : l'homme de gauche qui, dans la postface de La Bête à Bon Dieu, avait en quelque sorte cautionné le personnage du Nain Jaune, se révèle donc avoir été... un vichyste light ! Décoré tout de même par la main du Maréchal et resté proche de Bousquet. Assez intime avec l'organisateur de la rafle du Vél d'Hiv pour ripailler ensemble chez lui, à Latche. A chaque instant, tandis que brûle cette affaire qui agite les gazettes, je crains qu'un journaliste ressorte sur la place médiatique la postface croquignolette de François Mitterrand sur Jean Jardin qui ne comporte pas un mot de condamnation, ou même de réserve. Au fond, je ne suis pas encore prêt à encaisser publiquement une honte pareille ; à souffrir que le nom des Jardin soit accolé à celui d'un Bousquet ou de tout autre assassin ganté.
Angoissé, un soir, je me repasse - seul, à l'insu de mes proches qui ignorent encore ma vie clandestine - la cassette vidéo d'une émission de télévision diffusée sur Antenne 2 en février 1979, «L'invité du jeudi». Anne Sinclair y reçoit l'auteur du Nain Jaune, bombé de joie et d'insolences, qui y rencontre en direct... François Mitterrand. D'emblée, papa caracole flamberge au vent et les naseaux fumants. Plein cadre, il lance au premier secrétaire du Parti socialiste poudré de culture :
- Auriez-vous été gêné d'écrire un livre, comme moi, sur un homme dont l'action politique est condamnée et sans doute condamnable ?
Et le vichysto-résistant devenu patron de la gauche unie de répondre, sans faire la fine bouche :
- Si j'avais décidé d'en traiter, j'en aurais traité. Je n'aurais pas trouvé cela condamnable. Le Nain Jaune est un personnage mêlé à la collaboration. Ce collaborateur direct de Laval quitte la France pour être à l'abri de l'épuration. Il n'en est pas moins resté l'ami d'une série de gens, secourable pour eux et détaché de beaucoup de choses. Il n'est pas un homme politique très engagé. Je vois chez lui une grande part de jeu, de passion, de plaisir de vivre, le goût du commandement. Il se trouve aujourd'hui un peu hors-la-loi littéraire : vous l'en avez sorti. Un peu hors-la-loi politique : il en a été écarté. Si mon père avait été le vôtre, je crois que je l'aurais écrit, avec les pudeurs, les retraits, le respect humain. Je crois que je suis libre autant qu'on puisse l'être.
Que dit Mitterrand au Zubial à sa façon biaisée ?
Que le Nain Jaune n'est pas une canaille et qu'il n'a pas à en rougir ; que chaque Français doit faire la paix avec ses parents.
Et papa de rosir jusqu'aux oreilles.
Et moi de pâlir d'écœurement.
Comment le Nain Jaune s'en est-il sorti :
Difficile de répondre sans désenchanter notre rieuse saga.
Et sans montrer, hélas, l'envers de nos chimères.
Tous les éléments du puzzle furent si jardinisés - entendez romancés à l'excès, de manière à devenir des épisodes souriants de notre épopée -qu'il m'a fallu des années pour décaper la légende. A laquelle j'avais moi-même contribué...
Contrairement à ce qu'affirmait François Mitterrand, le Nain Jaune ne s'était pas carapaté de France à la Libération pour échapper aux passions peu regardantes de l'épuration ; puisqu'il se trouvait déjà en Suisse depuis le 30 octobre 1943, en tant qu'envoyé très spécial de Laval. Afin de préparer l'après-guerre, croyait-il, en négociant à Berne et de manière occulte avec toutes les puissances de l'après-conflit. Et non (seulement) pour quitter le radeau de Vichy sous la menace d'une Gestapo vengeresse, en quelque sorte escorté par la Résistance (!) ; comme le veut le séduisant roman familial qui ne s'embarrassa jamais de rechercher des preuves. Mais il est exact que le Nain Jaune, tout de même prudent, demeura tapi sur la Riviera vaudoise jusqu'en 1947. En ignorant même certains appels du pied de Georges Bidault. Puis, lors de ses séjours furtifs à Paris, notre prestidigitateur familial ondoya dans les allées du pouvoir tout neuf avec discrétion, en homme du monde qui sut apprivoiser ses adversaires d'hier à qui, parfois, il avait rendu des services. Le temps, notamment, que la Haute Cour de Justice (celle qui eut l'honneur de blanchir René Bousquet) fût purgée de ses communistes acharnés à épurer et de ses accusateurs trop vétilleux. Après avoir trébuché dans la haute collaboration d'Etat, il fallait gagner quelques années ; assez pour que le « grand arrangement » tacite entre les élites françaises de l'après-guerre instaure sa routine ; dans un contexte de guerre froide aiguë qui explique bien des yeux fermés. Puis que de Gaulle et Pompidou à son tour sacrifient au culte de la réconciliation des deux France. Une manière de couvrir l'omerta des costauds de la République qui, pour beaucoup, avaient respiré l'air de l'hôtel du Parc.