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Les Jardin - toujours enfantins et raffolant des fables - se racontèrent que le Nain Jaune, très épris de confort, avait après-guerre pris ses quartiers parisiens dans un palace situé à un jet de pierre de l'Arc de triomphe : l'hôtel Lapérouse. Etablissement chic un peu fané censé avoir été périodiquement renfloué par le Nain Jaune qui, en homme féru d'habitudes, n'aurait jamais supporté l'idée d'un déménagement hâtif. Comme si l'on s'installait dans une chambre d'hôtel pendant près d'un quart de siècle par pure passion pour les palaces...

La vérité est moins romanesque.

Très circonspect, Jean ne posséda plus jamais de domicile officiel sur le territoire national. Se faufiler en Argentine ou se terrer durablement en Suisse eût été se désigner comme l'un des pivots de la collaboration. Se montrer d'une certaine façon, dans les coulisses feutrées du nouveau pouvoir, c'était se rendre invisible. Quand on veut échapper à un cyclone meurtrier, on se place dans son œil.

Et comme il était assez fort, c'est ce qu'il fit avec une adresse incroyable ; et une ubiquité dont il avait le secret.

En devenant l'intime d'Antoine Pinay (le père du nouveau franc), le financier invisible d'un projet de grand quotidien censé torpiller Le Monde après-guerre, le conseiller très discret et assidu de Couve de Murville (ministre des Affaires étrangères puis Premier ministre de Charles de Gaulle, toujours fourré chez nous), l'âme active et insinuante du gaullisme triomphant et d'à peu près toute la classe vraiment dirigeante de ce pays. Puis, afin que la coupe soit pleine, le Nain Jaune - qui avait appris son métier noir à Vichy - se hissa au rang de financier occulte des partis politiques français à qui il redistribuait, dans sa suite de l'hôtel Lapérouse, les valises de billets de banque collectées par le haut patronat ; jusqu'en 1976, année où il tira sa révérence.

Son code génétique était l'habileté.

Et puis, l'improbable Nain Jaune n'avait pas subitement démissionné de son désir de puissance ; ou renoncé à sa frénésie de l'intrigue.

Qui en France aurait pu atteindre un tel homme qui prenait autant de garanties auprès des vizirs du jour afin d'assurer sa propre sécurité ? Quel blindage ! Dans ces conditions, difficile de venir chipoter ses années officielles. Les politiciens du moment recyclaient cet homme au pedigree très chargé - a priori irrecyclable -car ils avaient besoin des compétences crapoteuses de ce genre d'individu qui, aujourd'hui, aurait évidemment dû rendre compte d'une manière ou d'une autre.

Mais mon père, lui, y voyait du roman, de la gloire occulte, comme un parfum d'aventure civique, une manière grandiose de veiller en sous-main aux intérêts supérieurs de la nation... Romancier, il romançait, sans craindre de voir du Richelieu dans son cas. Fallait-il qu'il l'aimât désespérément pour débloquer à ce point, pour prêter du brio à ces basses œuvres de la vie partisane ? Et faire de lui un éternel fantassin du bien ou de la vertu publique.

Le plus fou dans cette histoire c'est que lorsque - vers la fin des années quatre-vingt - j'ai commencé à demander innocemment à Zouzou les détails des mœurs financières de notre République d'alors, elle me les raconta avec une naïveté complète ; sans imaginer une seule seconde que, plus tard, entre l'écriture de deux romans d'amour, je finirais par y déceler l'habileté d'un homme tout en prudences, éternellement prêt à s'éclipser du territoire, qui s'était assuré assez d'amitiés dans Paris pour parer d'éventuels mauvais coups.

Je voyageais le jour dans ma littérature joyeuse (qui me fait tant de bien) ; et la nuit dans les bas-fonds politiques amers, comme je l'ai déjà dit, en compilant une abondante documentation. Et en ne cessant de musarder, de collecter mille indices. En acceptant même des déjeuners avec d'anciennes relations troubles du Nain Jaune, intriguées de trinquer avec le jeune écrivain que j'étais devenu. Qui pouvait alors imaginer que l'auteur de Fanfan, gavé de beaux sentiments, enquêtait ainsi sur le mal ? Je rencontrais des politiques pansus qui, à quelques exceptions près, avaient de foutues gueules de gangsters de cinéma. Notamment un certain D., une huile du Sénat aux bouffissures dignes d'un bouddha, qui me parut expert dans l'art de rentabiliser un mandat. Il me raconta en riant, ce replet renard, ses opérations financières conjointes avec le Nain Jaune, juste après la guerre, quand l'Europe crevait de faim et que la spéculation sur les denrées alimentaires vitales assurait des coups mirobolants. Notamment une affaire sucrière qui, me confia-t-il sur un ton patelin (en tant que Jardin j'étais de la famille, on pouvait se déboutonner), modifia substantiellement leur situation patrimoniale, comme me le déclara cet ogre du suffrage universel indirect à une table d'un restaurant chic du bas des Champs-Elysées. Tant que la cupidité reste légale...

Mon aïeul trempait donc dans le grand mais très élégant gangstérisme de la République ; et, après avoir collaboré avec Hitler, collaborait avec les spéculateurs qui profitèrent avec maestria des années maigres de l'immédiat après-guerre. Curieux ce qu'un homme bien aux abois, et serré de près par la nécessité de nourrir sa famille, peut être amené à devenir... sans jamais se départir de son missel. Tout en claironnant ses principes élevés à sa famille.

Bousquet, on le sait - on l'apprit même de la bouche de François Mitterrand dans une effarante interview télévisée, - bénéficia d'une intense protection politique de la gauche au pouvoir pour éluder son procès et, ensuite, le repousser aux calendes de l'oubli. Au nom, toujours, d'une certaine mystique de la réconciliation nationale ; qui fut surtout, disons-le, un blanc-seing que le haut clergé républicain s'accorda à lui-même.

Le Nain Jaune, lui, fut sans doute le plus astucieux des barons de la collaboration : après la guerre, combinard brillant, il ne cessa d'irriguer le cœur du système financier des partis français. Gauche et droite confondues naturellement ; on n'est jamais trop précautionneux. Puisque sa carrière visible était derrière lui, il lui fallait garder des yeux dans le dos : en entretenant mille relations utiles parmi ces gaullistes restés un peu trop longtemps dans les allées administratives de Vichy (Couve de Murville, etc.). Qui pouvait bien chercher querelle à une telle éminence grise qui savait mieux que personne dans quel brouet, au bord de l'Allier paisible, son cabinet avait trempé de mai 1942 à octobre 1943 ? Et qui détenait tant de secrets tranchants.

Quand bien même il eût été une blanche colombe, égaré en quelque sorte dans ce trafic d'argent frais et d'influence, qui peut contester que sa position occulte lui procurait de très puissantes protections ? Au cas où... Lorsqu'on a connu les coups de grisou de la haute collaboration, on sait bien que tout reste possible.

Et qu'il vaut mieux ne plus posséder de domicile en France.

Seul Bousquet, fier de son ancienne défroque policière, était assez benêt pour loger officiellement avenue Raphaël à Paris ; et laisser son nom dans le bottin !

Tandis que Jean Jardin, lui, ne se lassait pas de croquer des chocolats Lindt ultra-fins au bord du lac Léman.

Le roman véridique des Jardin

Rien chez nous ne fut jamais raconté sans enjolivement ni boursouflure délicieuse. Du crapoteux, il fallait tirer une farce ornée de pittoresque. Sans jamais oublier d'ennoblir à souhait les épisodes canailles. L'exactitude nous paraissait une indéniable faute de goût, voire le début d'une forme de mensonge. A la vérité, baisser notre degré d'affabulation nous aurait infligé d'amères conclusions.

Lorsque le Zubial publia en 1971 La Guerre à neuf ans - ses souvenirs iconoclastes de vichyste junior, - il prit soin de raconter à tout Paris que son éditeur, le très énigmatique Bernard de Fallois, avait divorcé de sa relation avec le Nain Jaune pour que fleurisse leur affection. Au motif exquis et romanesque que l'amitié ne se partage pas. Puis, sur le ton de l'amusement, le Zubial avait expliqué à son entourage que le Nain Jaune, saisi d'une rage de père moliéresque, avait tenté d'en racheter le manuscrit ; histoire d'asphyxier le talent de son fils qui osait frapper ainsi à la porte de la littérature. Goguenard, papa s'était targué d'avoir fait louer par le groupe Hachette un petit avion à hélice tirant une bande publicitaire saluant la parution de La Guerre à neuf ans ; bande qui fut, paraît-il, déployée dans le ciel de Deauville pour survoler la plage, sous le nez du Nain Jaune en vacances, asphyxié d'exaspération devant sa cabine de bain. L'aéroplane vengeur aurait alors effectué assez d'allers et retours au-dessus de l'hôtel Royal, où séjournait Jean Jardin, en traînant sa bande - Lisez la Guerre à neuf ans de Pascal Jardin - pour que le vieil homme, soudainement bilieux, ait piqué une colère jardinesque et rapatrié séance tenante dans ses pénates helvétiques sa femme, sa maîtresse, ses chiens aboyant à la défaite, Soko, Couve et un ou deux ministres solidaires de l'atrabilaire.