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Après la guerre, Jörg Hoppe avait grandi dans le mutisme de son père. Un jour impossible, il avait soudainement appris en pleine classe de son école primaire, par la bouche d'un professeur sadique et sans doute bien-pensant, les responsabilités atroces de son géniteur. La honte d'exister, et d'être issu d'un mariage SS à visée raciale, lui avait alors brisé la nuque. Et lorsque le jeune Jôrg avait osé, bien plus tard, retourner au Stutthof transformé en mémorial polonais, il avait vu dans une vitrine, exposées aux yeux de tous, des photographies de son père à la parade en uniforme de colonel SS. Ces clichés étaient si ressemblants avec son propre profil que Jörg avait paniqué et fui ; terrorisé à l'idée que les gamins polonais en visite scolaire, autour de lui, puissent le reconnaître. Lors de son retour à Bochum, sa bourgade allemande natale, il avait tout tenté pour faire parler son père afin de comprendre, en se gardant de juger trop vite, et savoir quoi dire plus tard à ses propres bambins quand ils se découvriraient avilis de perpétuer le nom des Hoppe. Mais le commandant Paul Werner Hoppe (dont le beau-père avait dirigé un autre camp de concentration ; une affaire de famille) était resté emmuré, tout comme sa femme, refusant d'établir un contact humain avec leur rejeton fêlé à l'os. Paul Werner avait même menti effrontément à Jörg (« c'est de la propagande communiste, les Polonais ont apporté ces instruments de torture dans le camp après la guerre ! »), marmonnant qu'il n'avait fait que son devoir et qu'il avait été, lors de son jugement en 1949, victime d'une immense injustice, repoussant ses fameuses explications complètes au jour de clarté où il rédigerait un livre - où il dirait tout, ça on pouvait l'en croire ; mais ce jour-là, libératoire, n'était jamais venu. Jörg Hoppe avait cherché en vain le manuscrit de cette confession dans les affaires de son père, au lendemain de sa mort, à l'été 1974. Deux ans tout juste avant la disparition du Nain Jaune. Jörg Hoppe - comme la plupart des fils et filles de francs bourreaux - n'avait jamais obtenu cette fameuse conversation loyale qui aurait pu, espérait-il, apaiser sa filiation.

Je croyais être troublé par cette déconvenue, par l'énormité du silence auquel le fils Hoppe s'était cogné - moi aussi j'aurais voulu avoir cet entretien à cœur ouvert avec le Nain Jaune, s'il y avait consenti ; quand, subitement, l'évidence me prit au ventre. Dans l'histoire de Jörg, le moment clé qui me transperçait d'émotion était en réalité celui où il voit au Stutthof, exposés aux yeux de tous, des clichés de son père si ressemblants avec son profil qu'il perd les pédales et s'enfuit à tire-d'aile ; totalement bouleversé à l'idée que les gosses polonais en visite puissent le reconnaître.

Moi aussi j'ai eu la trouille toute ma vie d'être reconnu, démasqué, confondu. Tant je me sens de troublantes ressemblances morales avec le Nain Jaune.

Au point de n'avoir jamais osé fouler le sol d'Israël, de peur d'être immédiatement reconnu ; alors que j'ai humé l'air des quatre coins du globe. L'appréhension permanente d'être accusé m'a toujours empêché de supposer combien cette faute originelle était généralement ignorée.

Crainte absurde ? Certes ; mais vit-on ailleurs que dans la forêt de ses folies mal guéries de l'enfance ? A-t-on déjà vu un être humain exister autrement qu'à travers l'opinion cinglée qu'il se fait du réel ? Freud décrit ce fameux « complexe d'Hannibal » (le général carthaginois qui ne put jamais entrer dans Rome) pour expliquer qu'il y a des lieux où, dans nos vies, on ne parvient pas à arriver. Freud, lui, n'atteignit jamais la ville de Rome, la capitale de la chrétienté ; moi je n'ai jamais pu rejoindre Jérusalem. Jean - qui lui-même ne s'y rendit jamais - imprégnait ma perception de l'Etat juif. Or, bien que je l'aie perdu à douze ans sans bien le connaître, le Nain Jaune fut pour moi davantage mon grand papa, un peu mythique, que mon grand-père ; car le Zubial, mort en quelque sorte à neuf ans, resta toujours un fils. Orphelin à quarante-deux ans, frappé d'un cancer dans la foulée, il n'a d'ailleurs pas survécu au Nain Jaune plus de quatre années. L'autorité saillante de la famille demeura celle de Jean ; pas celle de mon propre père, qui possédait tous les charmes mais pas les compétences d'un éleveur ni les solidités d'un assumeur de clan. Au point qu'il m'a fallu écrire un livre à sa gloire - Le Zubial- pour lui donner plus de consistance paternelle dans ma propre histoire. Mon habitude fut toujours de me procurer, sur papier édité, ce dont la vie m'avait privé. Dans ma lignée, la masculinité affirmée a en quelque sorte sauté une génération.

Fils petit de Jean plus que son petit-fils, j'ai donc hérité en ligne directe d'une part non négligeable de son personnage et de ses ambitions politiques. Comme le Nain Jaune, j'ai fait Sciences Po casqué de rêves. Comme lui, je me suis affabulé en m'imaginant entrer un jour dans l'arène du pouvoir. Comme lui, je croyais nécessaire d'assumer le réel et immoral de se dérober. Comme  lui,  je  me  suis  attribué  un  rôle frénétique d'inventeur de solutions. Et une position familiale qui, non désirée, n'était pas la moindre ; au point d'encombrer les miens en croyant bien souvent les aider.

Quand vint l'heure d'ouvrir les yeux sur son passé terrifiant, je ne lui ai donc rien pardonné. Trop fondamentalement Jardin pour renier son legs et notre blason, je ne parvenais pas à m'arracher à ma filiation. Ne restait plus qu'à réparer...

Avant de trahir les miens, de défroquer. Pour ne plus laisser leurs mensonges dire je en moi.

Avec le rêve déterminé de nous refonder. Et l'ambition de cesser de rire.

Beaune-la-Rolande

Publier ces pages encolérées reste pour moi une réparation minimale. Elles me permettent de renoncer aux bénéfices sympathiques de notre légende et assurent une certaine sape de notre crédit ; ce qui est bien le moindre. Le parfum joyeux qui nimbait la saga de notre clan n'y résistera pas. Je signe ces pages comme on refuse un héritage devant notaire. Pour sectionner une filiation après l'avoir reconnue.

L'ablation du passé suppose forcément la trahison ; afin de ne pas se trahir.

Il en est de bienfaisantes et de régénérantes même si l'infidélité aux siens passe dans notre monde pour un coup bas, voire un sacré péché ; ou du moins la marque d'une indécrottable déloyauté. Comme si la quête du bien n'avait pas partie liée avec le courage. Comme si ce n'était pas renaître et se réinventer que d'oser dire non à l'inadmissible. Comme si la santé d'un arbre - généalogique ou végétal - n'exigeait pas de temps à autre des tailles sévères, impérieuses, à cœur. Comme si choisir ses fidélités n'était pas vital lorsque le pire est venu gangrener la mémoire.

L'idée de ce livre vrai et âpre a germé dans ma conscience triste en 1999.

Je m'étais rendu à Vichy en voiture - sans même lever les yeux sur l'hôtel du Parc - pour aller faire ma cour à une très vieille dame du cinéma français que j'envisageais de faire tourner dans l'un de mes films : Odette Laure. Vichy possède une maison de retraite réservée aux acteurs friables et aux grandes actrices qui s'effacent déjà de nos mémoires. De retour en direction de Paris, troublé par ce que j'avais refusé de voir au bord de l'Allier, j'ai pilé devant un panneau de signalisation qui indiquait sur la droite : « Beaune-la-Rolande 5 km ». Bouleversé, j'ai soudain pris conscience de ce que le camp de Beaune-la-Rolande - où les naufragés du Vél d'Hiv avaient été, pour une bonne part, parqués avec leurs enfants - se trouvait sur la route Vichy-Paris, dans le Loiret, à trois heures de route à peine du bureau du directeur de cabinet de Pierre Laval. Juste après un bled aux sonorités paradoxales : Longcourt. Long comme ma propre vie et court comme celle des déportés.