Le Nain Jaune avait-il tourné à droite - entre le 22 juillet et le 17 août 1942 - en regagnant Paris à bord de sa Citroën 15 CV au moteur gonflé et pourvue de vitres à l'épreuve des balles ? Histoire de constater les effets concentrationnaires de la politique qu'il mettait en œuvre ; et de faire la risette aux quatre mille enfants que son gouvernement avait logés là, avec des gendarmes comme nounous et des miradors en guise de chaises hautes ? Si Jean avait donné ce coup de volant et roulé cinq petits kilomètres dans son bolide, comment aurait-il pu retourner ensuite au petit château de Charmeil pour serrer dans ses bras mon père de sept ans et son fils aîné de dix ans ? Bienheureuse cécité, délicieuse hâte d'un grand commis de l'Etat propulsé par une Citroën chaussée de hautes roues Delahaye qui permettaient, paraît-il, de ne plus voir le réel en fonçant à plus de cent quatre-vingts à l'heure. Alors j'ai tourné à droite et les ai faits à sa place ces cinq kilomètres.
A Beaune-la-Rolande, impossible de trouver trace du camp.
Allais-je oser interroger un habitant ? L'un des ex-voisins de cet enclos de la honte. Quelqu'un qui y avait peut-être travaillé ; ou sa fille, ou sa nièce, ou son petit-fils.
Un vieux bonhomme, doté d'un moignon de mégot vissé au coin des lèvres, me déclara laconiquement à deux pas de l'église que les baraquements avaient été détruits il y a longtemps déjà. Il avait des yeux comme des cratères et l'haleine de ceux qui, par principe, préfèrent ne rien voir. Jamais. Un vague bâtiment s'élevait sur l'emplacement du camp français. Cette histoire était liquidée ; et moi je restais là, possédé par une mémoire qui n'était pas la mienne, une culpabilité qui ne me concernait pas directement, une honte qui n'effleurait même pas les miens.
Comment pourra-t-on enterrer ce passé si personne ne s'en sent responsable ?
Alors je me suis contraint à voir les bâtiments invisibles, à fixer d'illusoires miradors gardés par d'imaginaires gendarmes français et à entendre les cris des mères qui avaient hurlé si fort lorsqu'on les avait séparées de leurs petits.
Je voulais que les gènes du Nain Jaune, présents dans mes propres pupilles, encaissent ce qui n'avait pas été perçu. Que mon nez renifle ce lieu. Que ses poumons, à travers les miens, inhalent l'air de cette honte.
En rentrant vers Paris, cafardeux et à pleine vitesse, je me suis dit qu'il me faudrait un jour ou l'autre choisir ma mémoire, comme tous les Jardin qui suivront ; et récuser par écrit celle du Zubial qui, malgré ses charmes ensorcelants, comportait une sérieuse voie d'eau dans la cale. Dans une zone secrète de mon âme, l'affabulation jardinesque m'était devenue intolérable. L'immobilisme mental n'était plus possible. Je ne supportais déjà plus d'être assigné à notre mémoire. Mais, dans le même temps, je craignais de faire de la littérature avec ce pire-là ; d'exploiter l'horreur d'un lignage. Pas simple. Et puis, je n'avais jamais confondu écrire et mettre en accusation. L'usage du cri ne m'était pas non plus familier ; je lui avais toujours préféré les remuements plaisants du romantisme chromo. On verrait plus tard.
Mais la germination avait commencé.
Arrivé chez moi, à Paris, je n'ai rien dit de cette visite à Beaune-la-Rolande, au pays du réel. Et des conséquences très barbelées de l'action menée par le cabinet de Laval. Je n'ai parlé à personne et suis allé donner mon sang dans un camion de la Croix-Rouge ; pour m'extirper de mon malaise, rejoindre le sang des hommes. Je n'ai même pas téléphoné à Zac. Certains mots mal déglutis ne sortent que dix ans plus tard.
La tentation de l'angélisme
Héritier du pire, j'ai longtemps essayé d'expurger de ma vie tout mauvais sentiment ; comme si l'angélisme avait été une issue vitale. Glacé de trop aimer les Jardin, j'enrobais de rose bonbon mes relations, mes opinions et mes romans bondissants ; avec le fol espoir de purifier l'existence de ses remugles.
Je me suis toujours dit que l'un de mes oncles - que j'adorais - avait surmonté de cette manière le drame inapparent de sa filiation : en refusant à jamais de voir le mal. D'en tolérer même l'idée. Très jeune, il avait opté pour une générosité constante et pratiqué en lui une sorte d'ablation de la mesquinerie. Comme en lévitation, il demeura toujours en état d'ouverture radicale aux besoins d'autrui. Agir par épicerie ou songer à ses petits intérêts le chagrinait. Comme si son enfance dans un Vichy trop pécheur avait fait de lui un saint ; une sorte de chrétien déréglé. Se trouvait-il à Paris dans un restaurant cher ? Saisi de bonté, il ouvrait son cœur et invitait tout le monde ; puis il atterrissait sur le trottoir, à minuit, sans un fifrelin pour payer l'essence de son retour en Suisse. A la rue mais pur. Avait-il aimé une femme avec un dévouement total à toute heure du jour et de la nuit, en lui sacrifiant l'intégralité de ses attentions ? C'était la petite Juive naturellement, celle qui l'avait agrafé (aux dires agacés du Nain Jaune). Travaillait-il à un projet ? Il lui était toujours désagréable de recevoir de l'argent en échange de son labeur inouï ; laissant entendre que la question de la rémunération pouvait entacher l'authenticité de son engagement. Voir le bien en tout et en chacun était sa faculté majeure, son talent, sa maladie chronique, sa beauté ; comme s'il avait été pour lui trop périlleux d'envisager la part obscure de son père.
A son instar, j'ai longtemps pratiqué cet aveuglement.
En m'efforçant même de mettre de la lumière dans le pire.
Pendant des années, je me suis attaché à saisir, de manière quasi obsessionnelle, comment les membres des Einsatzgruppen - ces bataillons mobiles d'exterminateurs lancés sur les arrières de la Wehrmacht lors de l'invasion de l'URSS -avaient pu liquider tant de familles juives tout en éprouvant des bons sentiments ; c'était cela qui m'intéressait et qui motivait mes recherches tatillonnes : la mobilisation du bien dans le mal. Qu'il fut possible, même en commettant des transgressions majeures, de conserver une forme d'angélisme me soulageait. J'avais besoin de me persuader que le diable lui-même n'était pas entièrement diabolique.
Alors que j'écrivais une multitude de romans souriants, j'ai donc passé des années à éplucher des correspondances de SS ou des études sur les agents de l'Ordnungspolizei (police d'Ordre, très associée à la Shoah par balles), afin de mettre au jour les mécanismes inouïs de l'angélisme exterminateur ; ceux-là mêmes qui permirent à des cohortes de gens très bien d'abattre en série des nourrissons.
J'ai ainsi découvert avec fascination le cas d'un officier SS très bien noté qui avait, en août 1941, solidement méprisé certains de ses comparses SS de son Einsatzkommando coupables, selon lui, d'excès navrants. En plein massacre devant des fosses tassées de cadavres juifs nus, ce SS hautement moral s'était indigné que ces malpropres se fussent laissé aller à liquider les enfants après leurs mères. Lui, de toute évidence plus correct (ce mot magique paraissait l'obséder dans ses lettres privées pleines de sentimentalisme), semblait avoir eu à cœur d'exécuter les gamins juifs en premier afin que ces derniers ne souffrissent pas de voir leur mère assassinée. Emouvante attention... qu'il avait aussitôt mise en œuvre, en interrompant les malotrus qui s'étaient autorisé cette cruauté tout à fait inutile et parfaitement incompatible avec l'éthique d'un honnête national-socialiste. Vilipender ses vilains collègues permettait à ce boucher de se décerner à bon compte une étonnante médaille d'humanisme ; crédible au regard des normes allemandes en vogue lors de l'automne 1941. Médaille méritée si l'on tient compte de la générosité insurpassable dont ce gradé fit preuve en refusant de se décharger du sale boulot - anéantir les petits enfants notamment - sur ses subordonnés ; tâche salissante et très désagréable que, dans un bel élan de paternalisme, il avait décidé d'assumer lui-même avec courage afin de ne pas exposer ses troupes à trop de tensions nerveuses. Une merveille d'homme ! Un altruiste casqué qui, à chaque minute de sa vie, s'était senti responsable d'autrui. En agissant avec cette sollicitude confondante pour ses soldats, il se répétait que ce travail très rebutant ne serait plus à faire par la génération allemande suivante... au prix d'un effort surhumain de volonté qu'il s'était imposé pour surmonter son propre dégoût physique. Un chic type ! Capable de faire fi de ses propres haut-le-cœur lorsque les débris d'os et de cervelle de gamins juifs souillaient son uniforme. Pas feignant et soucieux de l'avenir de sa race avec ça ; puisque ce garçon s'était répété à chaque détonation que les bébés juifs mis à mort pas ses soins - de futurs communistes à n'en pas douter - ne seraient pas tentés plus tard de se venger sur la communauté aryenne déjà si agressée par le Juif depuis des siècles ; au point que ce pogrom courageux passait à ses yeux pour de la légitime défense. Ainsi semblait avoir fonctionné le psychisme très particulier de ce SS correct engagé pour pacifier les arrières du front russe lors de l'été 1941.