Выбрать главу

Bousquet regarde Jardin.

J'ai rebroussé chemin. Il avait l'air soucieux. Je n'ai pas osé aborder cet homme pudique à la soixantaine passée. Je me suis enfui, par chagrin rentré sans doute. Et en prenant conscience qu'on ne demande pas des comptes à rebours à un fils de. Ma proposition de réparation collective, soudain, m'est apparue totalement farfelue. Sans doute étais-je seul sur ce trottoir à vouloir m'engager sur ce chemin...

Devenir juif

Mes plus tendres amis ont presque tous l'humour d'être juifs ; bien que je n'aie jamais recherché consciemment cette qualité. Je leur dois d'avoir remmaillé avec moi un fil tranché en 1942. Si j'ai toujours craint de franchir la frontière d'Israël, entrer dans leur cœur a fini par réchauffer le mien. Mais l'un d'entre eux, Antoine S., fit plus encore pour me réparer : photographe de grand calibre, résolu à diviser la vie en rectangles, il m'ouvrit les portes d'une synagogue.

C'était à Copernic, en 1994, lieu symbole de l'antisémitisme plastiqueur. Antoine m'y invite un soir. Un rabbin poilant, pétri d'érudition souriante, s'est mis en veine de décortiquer en chaire l'un de mes romans ; en appliquant à ma prose un traitement de choc talmudique. Intrigué, je m'équipe d'une kippa qui me fait une auréole textile et me faufile rue Copernic pour assister à un dîner-Talmud du très remuant Marc-Alain Ouaknin.

Première joie troublante : personne ne voit en moi le représentant d'une famille de vichystes ou le légataire, malgré moi, d'une débâcle morale. On me prend même pour quelqu'un de normal. Pas un regard alentour n'a l'air de soupçonner les occupations de mon grand-père le matin du 16 juillet 1942. Pour un peu, les grands-mères marieuses, étoilées à l'époque par le régime du Nain Jaune, me trouveraient l'air casher. Je me fais l'effet d'une toile de Boudin. Je suis visible mais non reconnu. Mais moi je ne peux pas m'empêcher de songer aux pleurs des quatre mille enfants du Vél d'Hiv, au mot terrible prononcé par Soko qui reste logé dans mes tympans (« grillés »). Tout en ayant envie de hurler à tout le monde que je n'y suis pour rien, et que je me sens gaulliste d'âme au point de croire que les Français ne sont pas toujours la France.

Ouaknin monte à la tribune et se lance alors dans une période oratoire acrobatique dont la portée résonne encore en moi. Il s'empare de mon texte, passe gaillardement sur le corps de mes certitudes, les culbute, dégomme mes points finaux pour en faire des points d'interrogation. Et dynamite ses propres questionnements ! Ce rabbin a la texture d'un éclat de rire, l'odeur de la joie et le sourire d'un nouveau-né ; ou plutôt d'un type occupé à naître. Et non à se perpétuer ou à ruminer des croyances. Le zigzag semble sa spontanéité, le looping intellectuel son habitude. Dans son cerveau fiévreusement juif, le temps n'existe plus. Il gifle le XVIIe siècle, apostrophe les vivants, interpelle les pas encore nés, rit de bon cœur avec les déjà morts. En interprétant sans répit mes pauvres paragraphes en charpie, pulvérisés en un feu d'artifice de questions qui en amorcent d'autres.

A vingt-neuf ans, je découvre par cet orateur espiègle l'euphorie talmudique, la gaieté d'enfiler les lunettes d'un homme-question, l'incroyable volupté de renoncer à être pour devenir toujours. En se donnant le droit d'être infidèle à tout. En se désankylosant l'esprit. Le Talmud me conquiert instantanément. Aucune autre fête de la pensée ne m'a depuis fécondé avec une telle tonicité. Jamais je n'avais soupçonné l'énormité de la joie juive qui jaillit de la pratique aventureuse du Talmud, un toboggan sans fin. En refusant de répondre à ses propres interrogations autrement que par d'autres questions qui ricochent l'une contre l'autre, l'esprit se décalcifie et propulse sans cesse l'idée trop stable que l'on se fait de soi vers d'autres territoires. Quand le catholicisme joue si souvent à la belote pépère, en lustrant ses dogmes, le judaïsme joue au poker mental.

Désempaillé par ce Marc-Alain Ouaknin qui parle à vingt-trois images seconde (en accéléré), j'entrevois soudainement la possibilité d'être juif. Mieux, la nécessité d'expérimenter cet état revigorant pour ne pas mourir de mon vivant. A l'entendre, est juif tout être qui consent à se démomifier ; et à danser furieusement sur le tas de ses bandelettes. L'intranquillité radicale de ce rabbin me requinque. On est bien loin des étroitesses débiles sur « le peuple élu » ; le vent frais de l'universalisme flotte sur sa gaieté.

Dès le lendemain de cette conférence copernicienne, je me mets à compiler livre sur livre sur le Talmud, afin de pâturer dans ce champ-là par nature illimité. Les volumes de Ouaknin, tous teintés par sa fraîcheur, me serviront de tremplin vers d'autres travaux rabbiniques tout aussi érudits mais parfois moins juifs à mes yeux ; entendez empesés de sérieux, atteints de goyisme péremptoire. Le judaïsme le plus souriant déboule dans ma pensée et me procure le savoureux bonheur d'apprendre à ne plus savoir ce que je croyais connaître. Et à abjurer sans cesse.

A compter de cette conversion au Talmud, quelque chose de gris en moi se colore. Réchauffé par le cœur du judaïsme le plus ouvert, je redeviens quelqu'un qui devient. Un bourgeon perpétuel, un départ prolifique, une orgie de doutes. Mes petites veines se gonflent de grands désirs. J'apprends à décrocher de mes points de vue, à faire pivoter sans arrêt l'angle de ma réflexion, à dézinguer celui que j'étais. Et à dédaigner l'ornière des réponses. Pour m'élancer dans une existence hérissée de points d'interrogation, alcoolisée de questionnements.

C'est dans une synagogue que le petit-fils du Nain Jaune s'est rencontré ; et que je me suis défatigué de mon hérédité pour filer vers une identité toujours diverse. Comme s'il m'avait fallu ranimer en moi la lumière juive que mon aïeul s'était appliqué à éteindre depuis le deuxième étage de l'hôtel du Parc.

Assez vite, j'ai flairé pourquoi les Juifs enquiquinent les pisse-froid depuis l'Antiquité : ce club d'acrobates du verbe fut inventé pour botter le cul des certitudes. Et saboter les axiomes. Peuple de l'interrogation, amis des courants d'air spirituels, des concepts rebondissants et des trampolines de la pensée, ils ne pouvaient qu'agacer les dogmatiques et les aficionados de l'inertie. Quand un nazi brûle un livre, c'est pour l'anéantir ; si un rabbin s'y colle, c'est qu'il en est l'auteur. Lisez donc Le Livre brûlé de Ouaknin ; et abusez de sa prose !

Et dire que Vichy voulut lutter contre l'influence de ces gens-là... mû par le rêve sinistre de façonner une France obèse de réponses, repue de credo patriotard et vide de questions. En somme déjà morte. Comme l'Allemagne sans vie que préparait Hitler, asphyxiée de doctrine, prête à sortir des écrans radar de la modernité. Quel projet terrible que de vouloir exterminer des points d'interrogation !

Enjuiver la France

Le Nain Jaune avait contribué à désenjuiver la France ; cela fait dix ans que j'essaye de l'enjuiver. Sur les bancs de Copernic, étourdi de Talmud, j'ai rapidement fait une autre découverte : les questionneurs hilares que je coudoyais possédaient tous des ancêtres qui savaient lire depuis près de trois mille ans. On n'est pas juif par acte de foi - contrairement aux catholiques priés de croire ; on l'est si l'on consent à étudier. La fréquentation du Livre (la Torah) et de la chose écrite fonde l'identité des familles qui s'imaginent juives. Cette petite amicale de papivores tient donc plutôt mieux tête à l'adversité que la plupart des communautés humaines depuis deux ou trois millénaires ; car elle bouquine et fait bouquiner ses enfants. La martingale gagnante est là : constituer un peuple du  livre, ruminant sans fin cette phrase magnifique du Talmud : « Le monde ne se maintient que par le souffle des enfants qui étudient. »