L'Aryen moyen est fier de son ADN ; le Juif de sa bibliothèque.
Pour réparer l'œuvre vichyste du Nain Jaune, j'ai donc formé le projet d'enjuiver les Français en en faisant progressivement un autre peuple du livre. Une nation ardente à lire aux éclats, fière de ses bibliothèques, radieuse de jouir de ses textes. Du crime du Vél d'Hiv à la promotion de la lecture... il n'y avait qu'un pas : je l'ai franchi par angoisse. Et par détestation de la haine.
Printemps 1998. Le Front national me rend malade.
La bouche de Jean-Marie Le Pen crache les opinions du Nain Jaune avec un déboulé qui enflamme une part colérique de la nation. Ivre de certitudes nationales, l'atrabilaire rameute les rancunes sociales à fleur de société, flatte les pas contents et fait reluire des chimères tricolores que je croyais effritées en 1945. De meetings bondés en réunions populaires, les gens bien, soudain, le font monter sur le pavois. S'agit-il d'un soudard aux yeux bleus, aux crocs blancs et aux yeux injectés de sang bien rouge ? Non, loin de ne coïter que dans l'insulte, le paladin de la haine française se bombe de vertus, se gonfle même de principes très chrétiens et convoque les plus hautes valeurs pour habiller de frais l'antique caquet raciste. Toujours la même méthode : l'ennoblissement du pire. On enveloppe les bas instincts dans le drapeau. Pour foncer vers l'inconduite, l'humanité semble avoir besoin d'élévation morale, de dévouement sincère et d'une solide dose de droiture. A Saint-Germain, on croit Le Pen vil, tortionnaire à ses heures et habile à capter des héritages ; à Dreux, à Marignane ou à Orange on applaudit en « Jean-Marie » quelqu'un de réglo.
Comme le Nain Jaune, celui de 1942.
Avec mon ami Pascal Guénée, le soutien d'une bande d'écrivains crêtes d'optimisme, l'appui sincère de la Ligue de l'enseignement et de l'Union nationale des associations familiales, nous nous lançons à l'automne 1999 dans l'aventure du programme Lire et faire lire. Des centaines, puis des milliers, puis des dizaines de milliers de retraités répondront à notre appel en venant transmettre aux enfants des écoles maternelles et primaires de ce pays la jubilation de la lecture. La méthode de Lire et faire lire est simple, tendre et efficace : parier sur le lien inter-générationnel pour fabriquer une nation de lecteurs.
Je me suis toujours gardé de révéler qu'il s'agissait, à mes yeux de petit-fils du Nain Jaune, de réparer l'horreur du Vél d'Hiv.
Souvent, des gens se sont étonnés que j'aie pu dépenser, bénévolement bien entendu, autant d'énergie pour cette cause depuis des années. Ce militantisme ne me coûtait pas : je ne faisais que rembourser nos dettes familiales contractées en 1942-43.
A chaque fois que je pénètre dans une école où des mouflets rient autour d'un retraité occupé à se délecter d'un livre avec eux, en engoulant des livres dans le coin d'une bibliothèque, je repense fugitivement aux quatre mille gamins du Vél d'Hiv. Ils ont peut-être grillé mais l'esprit du judaïsme sera diffusé, envers et contre tout, jusqu'aux tréfonds de nos banlieues où rôde le chagrin social. Les funestes gens très bien n'auront pas le dernier mot.
Revenant de New York à la fin de l'an 2000, où il vivait et faisait alors carrière dans le négoce de tableaux, Zac me mit en garde de sa voix rauque :
- Ne le dis jamais publiquement !
- Quoi ?
- Que tu veux enjuiver la France. Ce serait contre-productif. Comment réagiraient les écoles des banlieues musulmanes ? Et les antisémites latents ? Tes mobiles intimes ne regardent que toi.
- Tu sais ce qui est contre-productif ? C'est d'avoir honte de ses mobiles. Et d'avoir peur de tout.
- Attends tout de même que Lire et faire lire soit un succès. Et pour l'instant, silence !
Zac ne m'a pas dit
Eté 2001. Je passe chez les Frank, place du Palais-Bourbon, pour y déposer une traduction allemande de l'un de mes romans. Leni, la mère de Zac, m'ouvre en pleurs. Elle vient de raccrocher son téléphone.
- Ma mère, toujours la même... nazie. Intelligente, subtile et sincère : les pires. Tout ce que j'ai quitté en me mariant ici, à Paris, pour faire des enfants juifs.
Je reste bouleversé qu'elle me fasse l'honneur de ses larmes.
Devant mon air incrédule, Leni ajoute avec effarement :
- Zac ne t'a rien dit ?
- Heu... non.
- Ah...
- Nazie, ta mère... vraiment nazie ?
- Quatre-vingt-quatre ans cette année, ancienne cadre de la BDM, la Bund Deutscher Mädel (Ligue des jeunes filles allemandes), convertie au racisme intégral. Une sorte de cheftaine de la branche féminine des Jeunesses hitlériennes.
- Et ton père ?
- Un super pedigree...
D'une traite, comme pour tout avouer d'un coup, Leni ajouta sur un ton douloureux où l'on devinait une colère secrète :
- Suicidé en avril 45 par fidélité à Hitler. J'avais trois ans. Diplômé en architecture, il avait fait partie de l'équipe d'Albert Speer quand il était GBl, Generalbauinspektor (Inspecteur général de la construction), après avoir suivi les mêmes études que Speer à la Haute Ecole technique de Berlin-Charlottenburg. Mon père a travaillé sur tous les grands chantiers de l'architecte d'Hitler jusqu'à l'hiver 40. Puis il s'est engagé dans la SS pour faire son devoir, contre l'avis de Speer, et a été nommé en mai 1941 Hauptsturmfuhrer SS (capitaine) d'un Sonderkommando du Einsatzgruppe C, en Ukraine. Blessé, il a ensuite été affecté à la Bauleitung d'Auschwitz II-Birkenau pendant un an, la direction des constructions, en tant qu'ingénieur architecte. Touché aux jambes, papa avait du mal à se déplacer. Il conseillait l'administration du camp, notamment sur des questions qu'il jugeait purement techniques, m'a dit ma mère, comme la combustion des cadavres en fonction du volume d'air disponible dans les crématoires. Le genre de problème très pratique qui, aux yeux de mes parents, ne soulevait aucun enjeu éthique.
- Ta mère y était aussi, là-bas ?
- Non, et moi non plus. Je n'y ai jamais été. Ma grand-mère me gardait à Dresde, dans notre baraque de famille, sur la rive du Danube qui n'a pas brûlé. Zac ne t'a jamais parlé de tout ça ?
- Non, ai-je répondu abasourdi. Peut-être vaut-il mieux qu'il ne sache pas que je sais.
- Peut-être bien. Chacun fait comme il peut avec cette mémoire-là...
Soudain, je compris pourquoi Zac connaissait si bien cette période - notamment le destin de Speer, l'ancien patron et modèle de son grand-père - et les mille détails de la psychologie de ceux qui furent magnétisés par l'espérance nationale-socialiste. Dans notre infortune, nous étions presque à égalité : j'avais mon vichyste en réserve, il avait sa dévote du IIIè Reich, sa chienne de garde de l'hitlérisme conservée dans la laine brune et mitée de ses uniformes. Sans parler de son grand-père tueur de Juifs, suicidé en avril 1945 pour ne jamais sortir de son rêve aryen. Chacun à sa façon, nos aïeux avaient participé au pire de manière centrale. Le Nain Jaune et sa grand-mère, en quête d'idéalisme frissonnant, avaient répondu à des aspirations qui avaient constitué l'ardeur même de leur être. Certes, le grand ensorcellement du nazisme n'avait que peu de chose à voir avec la contrition expiatoire un peu minable du pétainisme, mais ces gens si corrects n'avaient-ils pas trouvé dans leur dévouement une manière de s'offrir sans frein et d'espérer follement ? En honorant ce qui leur paraissait essentiel : l'un une souveraineté esquintée, l'autre le culte de sa race. Deux passions nationales auxquelles ils s'étaient livrés comme on succombe à une passion érotique ; en donnant un sens quasi mystique à l'engagement qui les avait fait sortir des sillons de la vie étroite qu'ils avaient connue avant-guerre. Comment eussent-ils vu quelque chose d'infamant dans un tel don de leur personne ? L'antisémitisme n'était-il pas une part toute naturelle de leur combat moral et non quelque chose de malsonnant dans la culture qui donnait alors sens à leur action ? Et un sujet bien inintéressant : penser au sort des Juifs devait réveiller en eux une mauvaise conscience.