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Dans le grand salon des Frank, je restai tout de même stupéfait que Zac m'eût dissimulé son ascendance. Probablement inassumable pour ce Juif de cœur, ahuri d'être ce qu'il était biologiquement ; prisonnier d'une ethnie hitlérienne. Comment le papa de Zac avait-il pu épouser Leni, descendante directe de l'horreur ? Même si elle s'était montrée apte à trahir les siens, à révoquer ses globules. Les êtres ont leur opacité.

- Zac a-t-il eu de vraies relations suivies avec sa grand-mère ? ai-je alors demandé à Leni.

- Pas à ma connaissance.

- Ils se connaissent ?

- A travers moi.

J'étais soufflé. Comment Zac avait-il pu ne pas engager cette fameuse conversation loyale et non biaisée avec sa nazie alors que moi, de mon côté, j'avais toujours regretté de n'avoir pas pu m'entretenir sportivement avec le Nain Jaune ? Avec le rêve de savoir enfin par le détail comment quelqu'un comme lui, si facilement enivré de charité, était parvenu à se convaincre - notamment le matin du 16 juillet 1942 - que ce qu'il couvrait de son autorité était bon. Aurait-il consenti à en rabattre sur sa prétendue ignorance de la Shoah ? Et à démêler l'écheveau de ses erreurs tragiques ? Se serait-il sorti d'affaire en invoquant un malentendu, histoire de couvrir une brusque volte-face ? Ou se serait-il enlisé dans une orgueilleuse dénégation en mégotant chacun de mes arguments ? En étouffant, avec bonne foi, sa mauvaise conscience politique...

Je n'en revenais pas que Zac se soit dérobé.

Le rapport Sadosky

Le besoin de réparer se renforça en moi à chaque fois que je dénichais, au hasard de mes lectures, une preuve que le Nain Jaune aurait pu être informé de la destination réelle des trains bondés de la déportation.

Longtemps je me suis demandé ce que savaient sur le sort des Juifs déportés, à l'été 1942, les Renseignements généraux de la préfecture de police de Paris - qui surveillaient tout ce qui respirait dans la capitale - ou le 2e bureau de l'avenue de Tourville. Deux outils majeurs d'information auxquels avait accès le très puissant directeur de cabinet de Pierre Laval.

Et un jour, le voile se déchira.

Un document déterré par l'historien Laurent Joly dans un dossier judiciaire d'épuration fut publié à Paris en novembre 2009. Il acheva de me tournebouler. Ce livre capital[16], sorti sans susciter de tsunami médiatique, fait craquer l'ultime digue de défense du Nain Jaune en confirmant que l'exécutif vichyste, lors des grandes rafles de l'été 1942, était à même de connaître l'ampleur de la destruction des Juifs d'Europe ; par un canal qui, pour tout gouvernement, reste digne de considération : les Renseignements généraux. Le cabinet de Laval était même en mesure d'en apprendre une partie du calendrier. Cet ouvrage très bien présenté par Joly est essentiellement constitué du rapport rédigé par un certain Louis Sadosky, inspecteur principal adjoint des RG (au sein de la SSR, section spéciale de recherche, rebaptisée 3e section en 41), qui fut remis le 20 juillet 1942 à son supérieur, le commissaire Lanteaume. Mais le contenu de ce texte avait bien dû être évoqué lors de son débriefing à la préfecture de Paris deux mois auparavant puisque Lanteaume l'avait prié de l'écrire sans rien omettre, et en prenant tout son temps : son importance ne lui avait pas échappé.

Le brigadier-chef Sadosky avait été, du 2 avril au 8 mai 1942, embarqué par la Gestapo à Berlin, au Polizeipräsidium de Berlin (préfecture de police), où il fut interrogé en tant que prisonnier-témoin - un statut équivoque qui lui valut une détention douce - afin d'éclaircir une banale affaire d'agent double ; en raison de sa connaissance très fouillée des « colonies » étrangères établies en France (notamment des milieux allemands antinazis).

Son rapport manuscrit (qui ne peut donc être soupçonné de traficotages ultérieurs) nous permet de suivre l'odyssée d'un agent des Renseignements généraux - collaborationniste à courte vue, également chargé du « rayon juif » - au cœur de l'appareil répressif nazi : à la sinistre « Alex » (le bâtiment, dont une aile était occupée par la Gestapo, donnait sur l'Alexanderplatz). Ces pages tiennent à la fois de la confession chagrine, du compte rendu circonstancié très précis, du plaidoyer justificatif (contre quel lâchage les Allemands l'ont-ils relâché ?) et du documentaire sur ce que pensaient ou racontaient à cette date les sous-officiers de la Gestapo. Incroyablement bavards ; comme si le pire avait déjà été intégré à la norme culturelle de ces policiers qui, en service, ne prenaient même plus la peine de tenir leur langue devant un agent français.

En novembre 2009, en pleine sortie de la suite de Fanfan {Quinze ans après), je lisais ce livre étrange entre deux interviews avec malaise lorsque, de battre, mon cœur s'arrêta net. Pages 137 et 138, le peu sympathique Sadosky rapporte - en vrai professionnel dénué d'affect -une conversation dont il semble ne pas mesurer la portée ; tant, dans le contexte berlinois, elle a l'air de couler de source et, déjà, de ne plus choquer personne.

Deux inspecteurs, sous-officiers de la Gestapo, Anders et Synak, l'ont fort amicalement emmené visiter ce qui subsiste d'un quartier juif de Berlin où des gens en sursis errent « marchant rapidement, tête baissée, comme des personnes craintives et honteuses » (sic). L'un des deux gestapistes, très au fait des chiffres, indique à l'agent français qu'il reste encore 63 000 Juifs à Berlin et il ajoute (les mots sont tirés du rapport) :

« Chaque jour, des convois de Juifs sont formés à destination de l'Est et nous pensons qu'en 1943, il ne restera plus un seul Juif à Berlin.

- Où les conduit-on ? demande Sadosky.

- Dans le Gouvernement général [portion de la Pologne non intégrée au Reich].

- Le gouvernement allemand n'aurait-il pas l'intention de créer dans le Gouvernement général un ghetto universel ?

- Oh non, lui répond bravement l'inspecteur SS, ce n'est pas l'intention du chancelier Hitler, mais au contraire celle de la destruction complète et à jamais de la race [sic]. Dans le Gouvernement général, les Juifs ne vivent pas longtemps » (fin de la citation).

Sadosky ne sursaute pas.

Tout cela est dit avec un tel naturel...

Il vient d'apprendre, mi-avril 42, l'existence de la Solution finale de la bouche d'un agent de la Gestapo du service IV E 3. Sadosky déglutit à peine, en prend acte et passe à un autre sujet ; comme si ce n'était pas capital à ses yeux.

Ce rapport, remis deux mois plus tard au commissaire Marc Lanteaume - déporté près de trois années en Allemagne - n'a pas été déposé dans un vague grenier mais bien réclamé par l'un des chefs des RG à Paris, qui a laissé à son auteur suffisamment de disponibilité pour le rédiger avec sérieux. Au cœur même de l'appareil de renseignement français. Le Nain Jaune pouvait donc avoir accès à cette information ; à condition de la réclamer aux RG. Le brigadier-chef Sadosky, policier scrupuleux, a continué par la suite à traquer des Juifs sur le sol français et à les faire déporter en pleine connaissance de cause. Cet incroyable rapport, établi avec une minutie toute professionnelle comme le note Joly (j'ai vu, on m'a rapporté que, etc.), en atteste. L'Etat vichyste - à la préfecture de Paris en tout cas - savait ce qu'il advenait des déportés juifs ; donc Laval savait ou à tout le moins pouvait savoir.