Et en conservant jusqu'à sa mort, en 1976, une foutue bonne conscience. Comme si l'industrielle cruauté allemande pouvait l'exonérer de sa part de crime. Comme s'il n'était pas révulsant de tout regretter sans rien renier. Comme si la dislocation nationale justifiait son ardeur à bâtir une France prétendument propre.
Tôt dans ma vie, j'ai donc flairé avec horreur que des êtres apparemment réglo - et qui le sont sans doute - peuvent être mêlés aux plus viles actions dès lors qu'ils se coulent dans un contexte qui donne un autre sens à leurs actes. Lorsqu'un individu doté d'une vraie colonne vertébrale morale s'aventure dans un cadre maléfique, il n'est plus nécessaire d'être le diable pour le devenir. Le décrochement éthique a déjà eu lieu, sa folle dynamique est enclenchée. Inexorable et fatalement ignoble.
D'expérience familiale, je sais donc que pour faire fonctionner un régime scélérat il est indispensable d'obtenir la confiance des gens très bien sous tous rapports. C'est là peut-être ce qu'il y a de plus diabolique : les collabos ne furent pas diaboliques ; à l'exception de quelques éliminationnistes hallucinés. Aussi intolérable cela puisse-t-il sembler aujourd'hui, le personnel de Vichy ruissela d'une guimauve de bons sentiments, très éloignée de la corruption morale que nous leur prêtons pour nous rassurer. Jean était, par exemple, aussi allergique qu'un Xavier Vallat[5] à un Français qui aurait manqué à sa parole ; et capable de tous les sacrifices quand il s'agissait de l'honneur. Le mal, pour faire sa besogne, eut besoin de valeurs élevées, d'honnêteté et d'abnégation. Si l'on désire brûler une synagogue, il suffit de rameuter une poignée de canailles sans foi ni loi ; mais pour pratiquer un antisémitisme d'Etat, il est impératif de mobiliser des gens très bien, dotés de vertus morales solides. Les détraqués, les sadiques huileux et les pervers professionnels ne sont pas assez nombreux. Ni suffisamment efficaces. L'exceptionnel, dans le crime de masse, suppose le renfort de la normalité. Le pire exigea la mise en place de croyances patriotardes et sacrificielles sincères propres à dissoudre la culpabilité. La criminalité de masse reste par définition le fait d'hommes éminemment moraux. Pour tuer beaucoup et discriminer sans remords, il faut une éthique.
Cette réalité traumatisante, j'ai fini par l'accepter avec un vrai désespoir ; car on se met alors à trembler pour la bonté de tous les hommes charitables de l'univers. Si l'altruisme et le goût du dévouement sont à ce point nécessaires à la mise en route de l'horreur absolue, où trouver la garantie que les personnes bienveillantes le demeureront ? Naturellement, j'écris ces mots en songeant avec malaise à mon propre cas... Moi, si ému par la philanthropie active et si porté à servir des causes qui semblent justes, ne suis-je pas de ceux qui, fascinés par d'autres contextes, eussent franchi tous les Rubiconds de la morale universelle ? Comme un certain Jean Jardin... très catholique et citoyen sans doute plus valeureux que moi.
Avec le temps, à force de méditer ses incroyables transgressions, j'ai aussi fini par admettre avec terreur qu'il y a chez tout homme, ou presque, un invincible besoin de rester un type bien à ses propres yeux ; et une aptitude effarante à maintenir cette certitude même dans les situations les plus insoutenables, d'où le bien paraît de toute évidence banni. Les brutes épanouies qui se rasent le matin en riant aux éclats de leur infamie sont assez rares. Hélas, les tueurs gouvernementaux ont généralement une allure policée et un discours correct. Et, parfois, des pudeurs touchantes de lecteur de Jean Giraudoux.
Peut-être est-ce pour cela que ma famille put, après guerre, entretenir l'illusion que le Nain Jaune était resté propre dans ce bain de boue. Une sorte d'archange qui aurait couché sans séquelles avec le diable ; malgré le stupéfiant déboulé de mesures racistes qu'il avait assumées. Naïvement, les Jardin (et moi pendant des années) se figuraient que pour participer au pire il fallait être un monstre aguerri, abruti d'idéologie ou purgé de toute moralité ; ce qui exonérait de fait le gentil et très chrétien Jean. Le genre d'homme qui ne dérogeait pas à ses principes d'honnêteté. Au point que personne chez les Jardin ne s'aperçut jamais que le matin de la rafle du Vél d'Hiv il était bien aux manettes du régime.
Après la guerre, chose inouïe, quasiment personne ne nota que le Nain Jaune vit nécessairement passer sur son bureau directorial le projet de loi, adopté le 11 décembre 1942, qui prescrivait l'apposition de la mention « Juif » sur les titres d'identité délivrés aux Israélites français et étrangers. Oui, l'infamie fut endossée par cet homme exquis. Ou la scène assez crapuleuse où Jean Jardin dut relire, avant d'obtenir la signature du Président, le décret du 6 juin 1942 qui interdisait aux Juifs de tenir un emploi artistique dans des représentations théâtrales, dans des films cinématographiques ou dans des spectacles (sic). Sans que le Nain Jaune, bardé de morale, n'envisageât de rendre son tablier. De toute façon, cet homme lucide avait consenti sans nausée à servir un régime qui appliquait gaillardement le deuxième statut des Juifs du 2 juin 1941, excluant les individus estampillés de race juive de toutes les fonctions publiques, administratives, électives, enseignantes bien entendu et judiciaires (sauf les décorés, préservés un temps), des postes militaires d'encadrement, de la diplomatie, des professions libérales les plus diverses, des métiers de la banque, du commerce, de la presse, de l'édition, de l'exploitation des forêts (un arbre juif, c'est dangereux, n'est-ce pas ?) et j'en passe. Personne ne parvint à assimiler l'idée que ce fut bien lui, mon Nain Jaune - pour des raisons bêtement techniques -, qui transmit la loi du 9 novembre 1942 relative à la circulation des Juifs étrangers, signée par Laval (donc soumise à sa signature par Jean), qui astreignait ces derniers à résidence dans les communes où ils vivaient et leur interdisait tout déplacement sans autorisation policière ; comme les Noirs des townships de l'apartheid. Sans qu'il claquât la porte bien entendu. Arrêtons là ce florilège de la honte hexagonale assumée lucidement par le Nain Jaune qui ne rechigna guère. Scandale absolu, insensé, à hurler, qui donne envie de se purger de son ADN et dont personne ne me parla jamais ni enfant ni adolescent, alors que les conversations historiques faisaient si souvent le sel de nos repas familiaux à Vevey, au bord du paisible lac Léman.
Mais il faut bien un jour que la comédie cesse. Surtout en cette heure si particulière de mon existence où j'atteins l'âge où mon jeune père - à quarante-quatre ans - eut rendez-vous avec le sien en publiant, en 1978, Le Nain Jaune. L'hymne d'un fils amoureux de son père, la grand-messe chantée d'une piété indéboulonnable. Une escroquerie aussi sincère que géniale. Le collaborateur intime du plus vil des collabos y apparaît, page après page, sous les traits d'une incarnation de la bonté et de la probité ; une sorte d'amateur d'absolu. Un tyran ? Certes, mais domestique, ou avec ses hôtes dans les restaurants. Et on y croit, tant le talent du Zubial est étourdissant. Devenu son jumeau en âge, j'éprouve le besoin vital de détricoter l'illusion littéraire qu'il confectionna pour se protéger - et nous soulager - d'une réalité irrespirable ; un récit antitraumatique, une ahurissante fiction soignante. Vient un moment où l'on ne peut plus éluder ce qu'on a trop pensé ; et c'est alors que commence l'épreuve. Celle de refonder sa famille ; en la contraignant au réel. Le temps me paraît venu d'ouvrir nos yeux d'enfants en ayant assez de cœur pour résilier nos fidélités privées. Si nous ne sommes pas coupables des actes de nos pères et grands-pères - la Révolution française nous a légué cette avancée -, nous restons responsables de notre regard.