Выбрать главу

Ce qui donne une tout autre couleur aux propos émouvants du Nain Jaune à ma sœur Nathalie : « Ma chérie, je ne savais pas où allaient les trains... » Si c'est vrai, pourquoi Jean n'a-t-il pas donné un coup de téléphone aux Renseignements généraux ? Ils étaient tenus de lui répondre. Ou, s'il l'a lancé, cet appel, comment a-t-il ensuite pu continuer à collaborer ? A moins qu'il l'ait appris et qu'il ait préféré ne pas croire Sadosky... pour ne pas remettre en question l'économie générale de ses croyances, de ses fidélités et de son engagement. Un doute sérieux lui eût sans doute coûté sa raison d'être.

Pourtant, la protestation très officielle du Consistoire Général des Israélites de France, adressée au chef du gouvernement français et datée du 25 août  1942[17], est aussi lucide qu'abrupte : « Le Consistoire Central ne peut avoir aucun doute sur le sort final qui attend les déportés, après qu'ils eurent subi un affreux martyre. Le Chancelier du Reich n'a-t-il pas déclaré dans son message du 24 février 1942 : "Ma prophétie, suivant laquelle au cours de cette guerre, ce ne sera pas l'humanité aryenne qui sera anéantie, mais les Juifs qui seront exterminés,   s'accomplira   (...)".   Ce   programme d'extermination a été méthodiquement appliqué en Allemagne et dans les pays occupés par elle, puisqu'il a été établi par des informations précises et concordantes que plusieurs centaines de milliers d'Israélites ont été massacrés en Europe orientale (...). Les personnes livrées par le Gouvernement Français ont été rassemblées sans aucune discrimination, quant à leurs aptitudes physiques, que parmi elles figurent des vieillards, des femmes enceintes, des enfants confirme que ce n'est pas en vue d'utiliser les déportés comme main d'œuvre (...), mais dans l'intention bien arrêtée de les exterminer impitoyablement et méthodiquement (...) ». Jean Jardin eut-il le cœur de lire et de méditer cette lettre coupante, longue de quatre pages et argumentée, reçue au cabinet de Laval fin août 1942 ? L'une de ses fonctions - si l'on en croit son biographe Pierre Assouline - n'était-elle pas d'examiner le courrier envoyé au chef du gouvernement pour en extraire les documents jugés urgents ? D'autant plus que Jean connaissait personnellement son auteur.

Pour ma part, j'incline fortement à penser que le Nain Jaune chercha à connaître la destination des trains de la déportation ; car Robert Kiefe (secrétaire général du Consistoire général de l'époque) signale dans ses fameux carnets que Jean Jardin lui a demandé de « lui fournir des précisions sur le massacre de 11 000 Juifs en Pologne par gaz toxique ». Cette information fut même publiée dans la courageuse revue J'accuse (n° 2, octobre 1942), émanation du MNCR (Mouvement national contre le racisme) qui cherchait depuis la fin juin 1942 à sensibiliser les Français aux « menées antijuives ». On ignore si Kiefe écrivit ou non la lettre réclamée par Jean ; mais cette demande étonnamment précise de renseignements indique qu'après l'été 1942, il se doutait clairement de quelque chose. Donc qu'une partie de lui avait déjà admis la possibilité de l'horreur. Personne ne doute dans le vide, surtout quand on est à même de préciser au secrétaire général du Consistoire français : « 11 000 Juifs en Pologne par gaz toxique ». Ces trois mot - Juifs, Pologne et gaz - en disent trop ou pas assez[18].

Mais le plus incroyable dans le destin de cet accablant rapport Sadosky reste peut-être le fait qu'il ait été, pendant aussi longtemps, étrangement invisible - comme le Boudin des Frank, trop visible pour être vu ; même lorsque Sadosky, un traqueur de Juifs borné, fut traduit devant ses juges épurateurs à la Libération. Ces derniers disposaient de ce document très incriminant pour lui - le policier Sadosky avait donc remis ses proies juives aux Allemands en sachant parfaitement qu'elles étaient destinées à être liquidées - mais ils ne virent pas ce qui y était explicitement rapporté. Un peu comme l'historien Laurent Joly, pourtant très affûté, qui eut certes le flair extraordinaire de retrouver cette liasse manuscrite dans le dossier judiciaire Sadosky aux Archives nationales mais qui, en page 31 de l'ouvrage publié par le CNRS, en conclut - avec une prudence d'historien qui l'honore - que ce rapport confirme   que  la   Shoah   était  sue   dès   le printemps 42 par de modestes sous-officiers SS et qu'il accable... cette fripouille de Sadosky.

Sans affirmer que ce témoignage fondamental prouve surtout que Vichy pouvait savoir ou savait ; car, jusqu'à preuve du contraire, il entre dans les obligations des Renseignements généraux de renseigner le chef du gouvernement.

Mais si Joly semble ne pas insister sur ce qui me frappe, moi, dans son document majeur (tout en reproduisant en fac-similé les pages manuscrites clés du rapport Sadosky), sans doute est-ce tout simplement parce que sa névrose - nous en avons tous ! - est distincte de la mienne. Mon hérédité blessée m'a rendu si sensible à ces interrogations ! Sommes-nous tous condamnés à ne percevoir que ce qui résonne avec nos douleurs ? A moins que Laurent Joly, en historien émérite, n'ait pas tiré les mêmes conclusions que moi par souci d'éviter un anachronisme ; car cette révélation fracassante passe bien dans le récit de Sadosky pour quelque chose de quasi normal, ne méritant aucun étonnement.

Lorsque j'ai refermé ce livre désespérant, j'ai repris le combat pour développer Lire et faire lire. A marche forcée. Il me fallait une dose d'espoir, de réparation aussi. Un jour, nous réussirons à faire des Français un peuple du livre.

De la nécessité de trahir

Trois grands traîtres ont gouverné mes songes : Charles de Gaulle, le Portugais Gil Eanes et le mahatma Gandhi. Je leur dois une passion folle pour la renaissance, fût-ce au prix d'une rupture sans appel avec les croyances de leur milieu d'origine ou d'adoption. Sans doute sommes-nous constitués de nos admirations plus que de nos gènes.

Le 18 juin 1940, qu'accomplit de Gaulle? Il rompt avec la culture d'obéissance qui lui a été inculquée depuis l'enfance, avec sa caste militaire qui se range d'un seul homme sous le pavillon de la collaboration. Toute la France catholique et maurrassienne, ou presque, se dandine dans le sillage du maréchal Pétain ; lui se dresse contre son ancien chef. Culturellement, de Gaulle ne devait pas être à Londres ; il y est pourtant. Né dans une famille conservatrice sensible à la mystique de l'Empire, il ne devait pas non plus être le grand décolonisateur qu'il se révélera être. Anticommuniste de famille, il gouverne avec le Parti communiste à la Libération. Sans cesse, il s'arrache à ses déterminismes. Homme de toutes les rigidités privées, il se découvre surdoué de la trahison politique dès que l'intérêt général le commande. Les Pieds Noirs en savent quelque chose. Sans cette aptitude exceptionnelle à liquider ses anciennes fidélités, que serait devenue la France ?

Au XVe siècle, Gil Eanes est le premier navigateur occidental à doubler le cabo Bojador dit cap de la Peur, situé au large du Maroc méridional. Pendant deux mille ans, les Européens y ont vu la limite physique du monde, le cap effrayant au-delà duquel on tombait dans le vide ou on sombrait dans une insondable mer de ténèbres. Ce mur psychologique, supposément infranchissable, est pourtant enfoncé en mai 1434 par Gil Eanes, un capitaine portugais qui, le premier, ose transgresser cette trouille multiséculaire en s'aventurant le long de la côte africaine. Il récuse tout ce que son père marin lui a enseigné, désobéit aux mythes anciens qui avaient alors statut de vérités et ouvre la route aux grandes explorations. En 1434, cet infidèle à l'héritage occidental fait renaître le monde. Gil Eanes n'a pas cru à la vérité de ses pères et pairs. Nous devons à son incroyable déloyauté une Terre ronde.