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Ce culotté m'a fait aimer l'idée de franchir tous les caps de la Peur.

Quant à l'intrépide Gandhi, il brave avec détermination l'opinion de sa caste - qui le répudie pour cela - en s'embarquant en 1888 pour aller suivre des études de droit à Londres. Placé immédiatement hors caste par le chef de sa communauté, il ose devenir lui-même en se coulant pendant cinq ans dans le moule du parfait gentleman britannique. Puis, admis au barreau d'Angleterre et du pays de Galles, Gandhi divorce d'avec sa nouvelle classe blanche privilégiée et file s'établir en Afrique du Sud où il rompra avec ses intérêts en s'engageant dans un combat qui fera de lui le libérateur de six cents millions d'Indiens. Nettoyant lui-même ses latrines (tâche strictement réservée aux intouchables), il ne cesse d'enfreindre les dogmes de la nation dont il se fait le héraut. Indépendantiste intensément paradoxal, il exige de ses troupes (renâclantes) une participation sans état d'âme à l'effort de guerre britannique. Sans son génie de l'infidélité, sans doute n'aurait-il pas rejoint des fidélités supérieures.

J'aime ces félons de beau calibre, ces adeptes du coup de grisou identitaire qui, par-delà les apparences, s'inscrivent dans des fidélités profondes. Et si l'avenir était aux traîtres ?

Mort d'un ami

Le 11 septembre 2001, l'incroyable s'engouffra dans nos téléviseurs. Je voulus aussitôt y voir un événement faisant écho aux transes disciplinées de Nuremberg. Ce n'était pas tant la scène filmée - qui repassait en boucle sur nos écrans, donnant la sensation d'un chaos toujours recommencé - qui m'imposa sa charge émotionnelle que la sensation d'être à nouveau en présence de l'impensable. Ce pataquès aérien respirait la rumination politique d'exception, ourdie par des âmes mirobolantes. L'odeur du tout est possible flottait à nouveau sur le réel.

Comme lorsque Hitler imagina de remodeler la biologie humaine.

Tout en donnant à l'Allemagne l'habitude de ne décider que des choses déraisonnables.

Mais le plus saisissant pour moi ne survint que le lendemain du jour où les Twin Towers s'effondrèrent en poudre. En tout début de soirée, encore étourdi par ce tourniquet d'émotions planétaires, je reçus un appel couperet de Leni Frank. Sa voix était blanche :

- Zac vient de mourir à New York.

- Dans les tours ?

- Non, accident cardiaque.

- Pardon ?

- Son cœur a lâché d'un coup, pendant qu'il dormait. Trop gros sans doute. Tout Zac...

Ce soir-là, frappé à l'os, je n'ai rien dit à mon entourage.

J'avais trop mal pour être triste.

J'ai même ri abondamment, pour ligaturer mon chagrin.

Depuis l'adolescence, notre amitié était restée inapparente ; dans les coulisses de nos vies surmenées. Notre lien avait été entièrement dédié à nos échanges véhéments sur le pire. Zac me désidérait de ma honte. Nous n'avions pas su nous accrocher autrement.

Et il s'en allait fortuitement, sans que nous ayons jamais osé parler de sa grand-mère, encore vivante, et de son brumeux grand-père SS mort en 1945. Légataires de souvenirs assourdissants, nous n'avions pas su aborder le dossier de sa propre culpabilité. En s'occupant de la mienne, avait-il pris soin de la sienne ? S'était-il chargé d'éclairer ma conscience pour approcher en biais ses propres interrogations ?

A l'enterrement, dans le cimetière juif de Bagneux, près de Paris, le clan des Frank était là, enlacé. Détruit par le séisme d'un étrange lendemain du 11-Septembre où Ben Laden n'avait aucune part. Zac n'avait pas eu de fils (ni d'enfant) pour réciter le kaddish ; comme s'il avait - consciemment ? - renoncé à perpétuer son lignage difficile. Stériliser son ADN partiellement nazi semblait avoir été sa réponse instinctive.

Seule, une très vieille dame se trouvait à l'écart, engoncée dans une chaise roulante poussée par une infirmière solennelle. Elle avait fait le voyage depuis Montreux, en Suisse : c'était Eva, sa grand-mère allemande exilée au pied des Alpes, en un lieu aussi pur qu'avait été glauque et violent son passé. L'hitlérienne de la famille se tenait digne et droite comme un cri, en retrait, ne demandant rien. Elle pleurait.

En sortant du cimetière, l'octogénaire est venue directement vers moi et m'a interpellé de sa voix étrange. Elle possédait, dans les harmoniques, un vibrato qui trahissait le côté construit de son élocution ; comme si elle s'était contrainte, de longue date, à dompter son accent germanique :

- Vous êtes Alexandre, le petit-fils du Nain Jaune ?

- Oui.

- Zac m'a beaucoup parlé de vous. Avec fièvre. Si vous passez par Vevey, appelez-moi. Ça me fera plaisir. Je connais beaucoup de choses sur vos antécédents : même l'emplacement de la tombe du Nain Jaune !

Je suis resté blanc que Zac et elle aient pu entretenir des échanges clandestins ; totalement insoupçonnés par sa mère à qui il avait menti. La vieille main d'Eva a logé au creux de la mienne un morceau de papier plié. Elle y avait griffonné son numéro de téléphone.

Pendant sept ans, je ne l'ai pas composé.

Comment parler avec une nazie non repentie ?

III

ENTRETIEN AVEC LE PIRE

Zac m'aurait dit

Chez moi, les retours du passé ont souvent des passeports helvétiques. Au printemps 2008, je suis invité au salon du livre de Genève. A l'heure du souper, on me convie à un dîner littéraire où je vais devoir faire la causette à des gens bien sous tout rapport. Pourquoi ai-je accepté ?

On m'installe à une table élégante, en compagnie d'individus frottés de culture et propres sur eux. Très courtois. Capables de s'ennuyer en parlant. Exactement l'ethnie sociale fortunée qui me met mal à l'aise. J'aime tant les zèbres qui n'appartiennent qu'à eux-mêmes et qui s'éclipsent du jeu social. Les amateurs d'improbable. Une vieille dame vient s'asseoir près de moi et me susurre :

- Je suis sûre que vous auriez préféré une voisine plus jeune. Mais j'ai intrigué pour être à votre table !

Pendant une bonne heure, je tombe sous le charme de son babil insolent, de ses saillies toniques, fugitivement ironiques. Un regard aigu dans une physionomie polie. Des yeux comme des poings serrés. Un accent tchèque maquille ses paroles genevoises et les farde d'une étrange douleur. Mais elle rit tant que je crois en sa bonne humeur ; quand, au détour d'un trait hilarant, elle me lance sept mots qui me clouent :

- J'ai passé deux ans à Auschwitz.

- Ah... ai-je pâli.

- Oui, fait-elle en m'indiquant son tatouage bleuté qui flotte sous la peau translucide de son avant-bras gauche.

- Comment suis-je censé vivre les minutes qui suivent en face de vous ?

- Avec naturel. Les vents contraires font partie de la vie. Ils font notre force.

- Je ne sais pas.

- Ce n'était pas une question mais la constatation qui me vient à l'esprit en vous regardant, jeune homme.

- Que voulez-vous dire ?

- Vos vents contraires ne vous ont pas trop mal réussi !

Dois-je avouer à cette miraculée que je suis le petit-fils de Vichy ?

Sans doute le sait-elle ; ou s'en fiche-t-elle...

Peut-être devine-t-elle que mon hérédité sale est aussi un défi.