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Sans doute moins difficile à relever que ceux qu'elle dut affronter en serrant les dents. Et en soignant ses lassitudes. Mes questions sur sa vie fusent. Elle n'a plus l'âge d'être sottement pudique ; elle l'est avec justesse et liberté. Le sourire aux lèvres, elle me raconte les bat-flanc étages de la déportation, la faim, le froid blanc surtout ; les organes de la digestion endormis plutôt qu'en panne sèche. Et l'incroyable légèreté de son corps fluet en avril 1945, lorsqu'elle résolut de regagner Prague au plus vite - avec sa mère et sa sœur également survivantes - portée par l'espoir, vain, de retrouver son père. Grillé, comme les autres. Puis l'effroi devant les bottes russes qui ressemblaient à d'autres bottes déjà vues ; et la fuite vers Israël enfin, à pied. Avant d'être instantanément incorporée, à l'arrivée, dans l'armée de cet Etat naissant et rude qui n'avait alors pas les moyens de s'attendrir sur elle. L'urgence était au courage, pas à la compassion. Puis elle me confie son besoin tardif, très tardif même, de parler et d'accompagner chaque année des enfants suisses à Auschwitz, en hiver pour qu'ils sentent le froid polonais.

Je l'écoute, gêné d'être qui je suis. Sa séduction ridée me touche. Sa vitalité me décoiffe.

A la fin du repas, je lui demande son numéro de téléphone.

- Pourquoi donc ?

- Pour vous revoir.

- Pourquoi ? La rencontre n'a-t-elle pas eu lieu ? Que voulez-vous de plus ?

L'intelligence de cette parole m'a saisi.

Cette ancienne jeune fille souriante savait honorer l'instant.

Le soir, seul dans mon lit suisse, je me suis alors demandé quels instants clés j'avais pu esquiver dans ma vie essoufflée ; et dans mon carnet de téléphone, j'ai retrouvé le numéro d'Eva, la grand-mère de Zac. Celle dont le mari aryen, bombé de fierté, avait peut-être croisé à Auschwitz ma vieille Praguoise qui savait si bien vivre. Sans même noter qu'il s'agissait d'un être humain ; en prenant cette chétive Häftling (détenue) pour un monstre déguisé en femme, une ambassadrice du mal qu'il était légitime d'anéantir.

Comment avais-je pu passer à côté d'Eva alors que j'avais déjà raté, à quelques années près, ma conversation loyale avec le Nain Jaune ? Zac ne m'aurait-il pas crié de courir à Montreux ? A une heure et quelques kilomètres de ma chambre d'hôtel.

Née en 1917, vivait-elle encore ?

Montreux, terminus

- Vous en avez mis du temps à m'appeler, me répondit Eva au téléphone.

- Pourquoi vouliez-vous me voir ?

- Pour vous délivrer d'un certain passé. Zac m'a parlé de votre amitié. Je crois que vous raisonnez faux au sujet de votre grand-père, ou plutôt à l'envers.

- Qu'en savez-vous ?

- Ceux qui ne se sont pas brûlé les ailes ignorent tout du feu.

Trois jours plus tard, j'étais à Montreux.

J'allais passer de la survivante tchèque à la nazie prolongée.

A défaut de me colleter avec mon propre grand-père, j'affronterais la grand-mère de Zac ; avec un malaise vif que j'avais sous-estimé.

Nous nous étions donné rendez-vous au bar désuet du Montreux-Palace que je connaissais depuis mon enfance, là où l'écrivain Nabokov avait jadis ses habitudes helvétiques. Je ne voulais pas être accueilli chez elle, consentir à une excessive familiarité. Ni m'étendre sur le canapé moelleux de cette retraitée du nazisme qui, aux dires de Leni, n'était toujours pas sortie de sa nuit mentale.

Sa tête précise et ridée m'aperçut dès que je foulai le sol du bar de l'hôtel. Pas le genre à s'autoriser une canne à quatre-vingt-onze ans. Je frémis à l'aimable sourire d'Eva ; comme si j'avais redouté de recevoir la plus petite parcelle d'affection de cette créature-là ; beaucoup trop sympathique à mon goût.

- Bonjour monsieur l'ami de Zac, me lança-t-elle amidonnée et en affectant une bonne humeur polie. Aujourd'hui, nous parlerons sans peur !

Cette introduction étrange m'est restée.

- Peur... de la vérité ?

- Non, de moi. Je sais bien que je vous inspire une certaine crainte. Moi, mon mari si sincère, notre foi ancienne. L'aptitude que j'ai eue, jadis, à mourir à moi-même, à me détacher de mon moi pour me fondre dans un tout, ça peut terrifier. Je le comprends...

- Zac avait peur de vous ?

- Il me haïssait et je l'aimais, articula-t-elle très lentement.

En face d'Eva, je me sentis pris dans un inquiétant tourbillon de gentillesse et de dureté extrême, de générosité et d'acidité. Sa courtoisie même me mettait mal à l'aise. Je ne pouvais pas m'empêcher de penser qu'elle en avait été, de cette racaille nationale-socialiste.

- Avait-il raison ? ai-je alors balbutié.

- Tout me paraît bon pour la défense, excepté la lâcheté, comme disait votre Brasillach[19] ! s'exclame-t-elle en ricanant de ses lèvres fines, en couteau. Je ne suis pas du genre à renoncer à qui je suis, autant vous le dire tout de suite. Je serais plutôt du genre à cultiver une bonne foi exigeante. Comme votre grand-père que j'ai croisé une fois, chez les Morand, à Vevey. Au château de l'Aile. Du temps d'Hélène Morand.

- Des gens très bien tout ça... Brasillach, les Morand, Jean !

- Oui, me coupe-t-elle pour arrêter net mon ironie. Des gens très bien. Surtout votre Nain Jaune, un homme d'une grande virilité morale.

- Venant de vous, je le prends plutôt mal.

La suite est plus floue ; car je fus soudainement saisi par une émotion croissante, un trouble qui brouille encore en partie ma mémoire.

- Eh bien vous avez tort, mon petit, reprit-elle sans doute. Nous avons été des gens très corrects, sans quoi nous n'aurions pas été aussi dangereux. Chacun à notre place.

- Je ne crois pas convenable de confondre votre cas, celui de votre mari et celui du Nain Jaune.

- Pourtant, dans ces trois cas, il a fallu mobiliser beaucoup de morale pour que nous agissions avec autant de désintéressement et de dévouement complet. Notre génération n'avait pas d'autre rêve que de se sacrifier à un idéal, pas celui d'acheter des paires de Nike, lança-t-elle.

Cette réplique m'a frappé et s'est inscrite en moi. Son mépris marqué pour la société de consommation semblait si acéré. Le dialogue qui suit est reconstitué, mais il rend bien compte de la permanence de son point de vue.

- Où était l'idéal à Vichy ?

- Pour votre grand-père, il ne fut question - il me semble - que de se sacrifier. Ce verbe désuet vous fait peut-être sourire à présent que le cynisme se porte bien ; mais il y avait chez lui, si mon souvenir est exact, une forme de noblesse à mener une existence détachée, à avoir fait don de sa personne, comme on disait. Et à avoir transformé sa foi politique en une force protectrice pour les autres.

- Protectrice pour qui ?

- J'ai lu la biographie française qu'un Juif lui a consacrée.

- Un ami, ai-je précisé.

- Le Nain Jaune aurait pu quitter Vichy beaucoup plus tôt s'il n'avait songé qu'à ses petits intérêts privés. Sans doute a-t-il pensé bien agir.

- En livrant les enfants du Vél d'Hiv ?

Sa réponse me revient soudain avec netteté :

- Mon mari a bien exécuté des Israélites en pensant faire le bien, un bien que nous jugions alors indiscutable. Puisque les Juifs nous apparaissaient comme la matière première de tout ce qui était négatif comme on disait alors. Mon mari extirpait le mal d'Allemagne, ne l'oubliez pas. Défendre les Juifs à l'époque aurait donné le sentiment d'être un innerer Schweinehund, un véritable salaud !

Il y a un certain frisson qui prend à la racine des cheveux : il me traversa.