A cet instant, nos voisins dans le bar de l'hôtel m'adressèrent un regard d'effroi, murmurèrent quelques mots et migrèrent à l'autre bout de l'établissement. Ils avaient entendu Eva qui, dure d'oreille, parlait haut. Ma gêne fut alors telle qu'à nouveau ma mémoire s'embrouille et perd en acuité ; mais Eva, très à son aise, poursuivit en prenant une expression qui combinait mystère et nostalgie :
- Et puis, pourquoi n'aurions-nous pas le droit de dire aujourd'hui, avec reconnaissance, que cette époque fut grande et belle ? Même si nous avons fait fausse route, indéniablement, nous n'étions pas les plus mauvais de notre génération.
Oui, elle osa bien cette phrase : nous n'étions pas les plus mauvais de notre génération.
- Qu'est-ce qui était grand et beau dans cette faillite morale complète ? lui ai-je demandé estomaqué.
Eva entreprit alors de me convaincre, avec une déconcertante conviction, que je raisonnais en inversant tout au sujet du Nain Jaune. Zac lui avait fait part de mes répulsions et de mes attaques réitérées contre mon propre sang ; attitudes qui lui paraissaient inappropriées car fondées sur une perception fausse de ce qu'avait représenté pour leur génération la révolution hitlérienne. Le nazisme, selon Eva, n'avait pas d'abord été un feuilleton du mal mais un autre bien agissant, une morale ambitieuse qui voulait détruire l'ancienne et le pouvoir obscène de la réalité. Et une joie déferlante. Même si, lors des grands procès d'après-guerre, les gradés de l'horreur, jouant leur peau, avaient adopté un profil bas et banal, une attitude prudente où jamais ne transparaissait la satisfaction à peine croyable qu'ils avaient prise à être nazi, à refaire le réel et à défier notre culture.
- C'est avec ce régime-là, fascinant, auréolé d'audaces et ivre d'efficacité, que votre grand-père a d'abord collaboré. Avec des gens pour qui tout était possible ; sans que personne ne comprît au départ que du tout est possible au tout est permis, il n'y avait qu'un pas. En serrant la main d'Hitler, vos « collabos » ne voyaient pas Auschwitz mais un régime créateur, une jeunesse du monde. Personne n'imagine aujourd'hui la force d'attraction émotionnelle du nazisme, qui semblait irrésistible !
- Et l'antisémitisme, qu'en faites-vous ?
- Je crois que ça n'intéressait pas votre grand-père, ni personne d'ailleurs. Comme ça ne retenait pas non plus mon attention, parce que cela réveillait trop notre mauvaise conscience.
- Mais enfin, c'est quand même un petit peu court de dire que les Juifs ne vous intéressaient pas...
- Peut-être mais c'est la vérité : les Juifs n'intéressaient personne en dehors des nazis. Même les Américains ne voulaient pas en entendre parler. Ils ont maintenu jusqu'en 1945 des règles d'immigration qui interdisaient quasiment aux Juifs européens, notamment allemands, de se réfugier en Amérique. Sauf les cerveaux utiles : Einstein et une poignée d'autres. Les dossiers d'immigration réclamés par l'administration américaine exigeaient, je vous le rappelle, une attestation de bonne conduite délivrée par les autorités de police du pays d'origine ! Comme si un Juif allemand avait eu le loisir de faire un saut à la Gestapo locale pour se faire tamponner ce genre de papier... Personne ne voulait voir les Juifs. Ils écœuraient l'Occident !
Ce premier contact me fut soudain si insupportable que mes nerfs cédèrent. Impossible de demeurer plus longtemps dans ce bar d'hôtel avec cette nazie qui claironnait ses théories abjectes. J'écourtai notre entretien et partis marcher seul sur les quais de Montreux, jusqu'à Clarens. Histoire de me nettoyer en avalant à grandes lampées de l'oxygène suisse. Humilié d'avoir écouté ces paroles, j'avais besoin de côtoyer ce lac déshabité. M'être affiché ainsi à ses côtés, en digne petit-fils du Nain Jaune, m'avait assez crucifié.
J'étais ahuri de honte de m'être prêté à ce dialogue.
Incapable d'en parler autour de moi.
Mais je demeurai intensément frustré de n'avoir pas eu le cran d'approfondir notre entretien ; ou de le renouveler. Mon corps s'y refusait. Pourtant, une question ne cessait de m'accaparer : comment le Nain Jaune, Eva et son mari - chacun à des stades bien distincts de l'anéantissement - avaient-ils pu demeurer inaccessibles au sentiment d'avoir péché ?
C'est Leni qui acheva de m'éclairer en me rapportant une conversation qu'elle avait eue avec sa mère. Les mêmes interrogations harcelaient sa conscience meurtrie. La vraie confiance qu'elle me fit en me rapportant en détail cette discussion me donna le sentiment que Leni, fauchée par le décès de Zac, me regardait désormais comme un substitut de fils.
Refouler ? Pourquoi diable ?
La vieille nazie prolongée avait reçu sa fille unique chez elle : un modeste deux-pièces sur les hauts de Montreux qu'entretenait une aide-ménagère ottomane avec qui elle conversait en allemand. Au-dessus d'un buffet trônait, paraît-il, une petite photo qui la paniqua : un portrait de son géniteur hilare en grande tenue SS. Le grand-père de Zac donc. Leni me raconta que sa première question sur le refoulement des nazis avait laissé Eva étonnée :
- Mais pour refouler, il faut avoir quelque chose à nier ! Or je crois que nous n'avons jamais éprouvé quoi que ce soit qui ressemblerait de près ou de loin à de la culpabilité...
- Comment est-ce possible ? avait demandé Leni en tâchant de garder son sang-froid.
- Hitler était notre grand pourvoyeur de joie et de liberté. La jouissance - idéologique, morale ou nationale - est incompatible avec la culpabilité.
- De quelle joie et de quelle liberté parles-tu exactement ?
- Soudain, tout a semblé possible en Allemagne. Tout ! Alors que du temps de mes parents, plus rien ne l'était. Brusquement, ma génération n'a plus compté en jours ou en semaines mais en siècles et en millénaires. Le projet de grande coupole berlinoise sur laquelle Hans-Heinrich, ton papa, a travaillé avec Speer et son équipe de la Pariser Platz, devait permettre de contenir dix-sept ou dix-huit fois Saint-Pierre de Rome. Tu entends ? Dix-sept fois ! Et l'Arc de triomphe prévu pour clore la grande avenue de Berlin devait offrir un volume cinquante fois supérieur à celui de Paris ! Cinquante fois ! Pour notre génération, plus rien n'était hors de portée.
- Mais enfin toi, personnellement, tu n'as jamais été rattrapée par la culpabilité lorsque tu apercevais des Juifs traqués, frappés, injuriés ?
- Je sais que c'est déplaisant à dire aujourd'hui mais nous ne voyions pas les Juifs comme des individus. Plutôt comme une masse indistincte à compacter, du fret. Oui, du fret.
La très vieille Eva s'était immergée dans sa mémoire et, à mots pesés, avait raconté à Leni l'épisode de sa première étoile jaune. Avec une glaçante candeur.
Début septembre 1941, Eva avait aperçu une petite famille de Juifs qui se pressaient, courbés, dans une ruelle berlinoise. Des ombres furtives, apeurées. Les pires Juifs à ses yeux d'hitlérienne sincère : des spécimens parfaitement assimilés, aptes donc à s'infiltrer parmi les Aryens purs. Tous étaient pourvus d'étoiles de tissu sur lesquelles était inscrit, très lisiblement, Jude.
La presse n'avait pas menti, s'était-elle dit tout de suite : l'obligation du port de l'étoile jaune était bien entrée en vigueur. Les harangues racistes du Führer n'étaient pas que des mots.
Le cœur d'Eva avait alors fait un bond : avec le chancelier Hitler tout était vraiment possible. Tout à coup, elle avait éprouvé le sentiment euphorisant de sortir enfin de l'hypocrisie du monde de ses parents. Et des demi-solutions qui prévalaient jadis. Son peuple en plein essor allait désormais connaître une période d'honnêteté et de clarté totales ; deux valeurs qu'elle respectait de toute son âme. Hitler avait tenu parole, lui. Le bon grain racial serait irrévocablement séparé de l'ivraie enjuivée. Le mal serait localisé et extirpé d'Allemagne. Quel soulagement...