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Sur le moment, la joie ethnique d'Eva avait été si vive qu'elle avait le souvenir d'être rentrée à toute vitesse chez elle, à deux pas du Tiergarten (le bois de Boulogne berlinois), pour écrire à une amie de la BDM, en montant les étages quatre à quatre. Elle brûlait de partager cette émotion merveilleuse. Quelque chose de neuf et de propre commençait vraiment pour sa race qu'elle percevait comme biologiquement menacée, à Berlin même où subsistaient encore des Juifs non captifs. En liberté ! avait-elle insisté en fixant Leni de son œil bleu. Pas une seconde la jeune Eva n'avait éprouvé de compassion malsaine pour cette famille humiliée qui subissait un marquage jadis réservé aux bêtes. L'extraordinaire de cette vision fugitive, à l'angle de la Jàgerstrasse et d'une mince ruelle, lui confirmait que l'Allemagne était une force mentale capable de réviser ses normes, de s'évader de la sensiblerie juive et de révoquer les poncifs chrétiens encore en vogue sur le reste du globe.

Cette première étoile jaune, inespérée, lui était apparue comme un pur bonheur ; l'annonce d'une délivrance prochaine.

Ecoutant chaque mot, Leni était restée silencieuse dans le petit salon de Montreux, sous l'œil sépia de son père exterminateur, en proie à une sidération profonde.

L'être humain pouvait donc voir tout autre chose que ce que ses yeux lui donnent à voir ; jusqu'à ne pas enregistrer une détresse évidente pour y déceler, à la place, une nouvelle enthousiasmante.

- Tu n'as jamais ressenti de malaise devant des Juifs en état de souffrance ? avait articulé Leni en lui faisant face.

- Si, confessa Eva. Une fois. J'étais en mission dans le Wartheland (morceau de Pologne intégré au Reich) pour le compte de la BDM où, avec mes camarades, nous aidions du mieux que nous le pouvions les Allemands ethniques à s'installer. Dans les logements des Juifs notamment. Enfin vacants...

Troublée, Eva s'était arrêtée :

- Ce jour-là, je m'étais égarée dans une rue de Lodz et je suis tombée, par hasard, sur le grand ghetto. Derrière les barbelés, il y avait des enfants juifs émaciés et en haillons qui mendiaient. J'ai failli céder à la compassion. Par chance, un soldat de garde me l'a interdit en me rappelant la consigne. Je me le serais reproché ensuite. Mais je me suis surprise à éprouver pour ces Juifs très sales quelque chose qui ressemblait à de la compassion, alors même que je venais de lire une brochure de la SS, largement diffusée, qui aidait à repérer Der Jude. Et à percevoir sa vraie nocivité. Je l'ai d'ailleurs conservée car elle indique très clairement ce que nous pensions tous alors.

Avec l'aide de son auxiliaire ménagère bougonnante, Eva avait déniché dans une boîte à chapeaux un document jauni imprimé à l'usage du personnel de la SS. Très bien rangé, à peine corné quoiqu'un peu piqueté d'humidité. Il y était dit que « le Juif a l'air assez normal d'un point de vue biologique, avec des mains, des pieds, une bouche » mais qu'en fait, « c'est une créature complètement différente, une horreur. Il a seulement l'air humain. Un terrible chaos anime cette créature, une affreuse soif de destruction, de désirs diaboliques, ceux d'un monstre non humain ». Oui, c'était bien cela... non humain.

Méditative, Eva avait feuilleté ce document délirant, approuvé en son temps par une hiérarchie SS censée jouir d'une intelligence supérieure ; puis elle avait déniché ce qu'elle cherchait vraiment, un cliché en noir et blanc (conservé par Leni) qui montrait un Juif habillé normalement, en veston, sous lequel était inscrite une petite phrase : « le monstre déguisé en homme » ; comme si les Allemands d'alors avaient dû se méfier de leurs propres perceptions, de l'illusion du réel.

- Eh bien du temps du chancelier Hitler, personne ne riait en lisant ce qui était écrit sous cette photo ! avait ajouté la veille dame. Voilà ce que vous devez admettre : pour nous autres, les Juifs étaient bien des monstres déguisés en hommes. Et des créatures si communistes qu'il paraissait déraisonnable de les laisser en vie à l'intérieur de nos frontières raciales, au sein de nos villes mêmes, alors que nous étions en guerre totale contre l'URSS.

- Mais enfin, ces balivernes étaient parfaitement ridicules, proches de la divagation d'un fou ! s'était indignée Leni en sortant de ses gonds. Vous n'étiez quand même pas un peuple d'imbéciles.

- Beaucoup de chrétiens croient sans rire que le Christ est ressuscité. Peut-on qualifier pour autant ces millions de gens d'imbéciles ? Même si, sur un plan médical, cette affaire de résurrection en Galilée reste assez discutable... et pourrait bien passer, comme tu le dis, pour la divagation d'un fou. Les croyances les plus bizarres ont parfois un statut de vérité...

- Donc tu savais tout de la Shoah et tu n'as jamais éprouvé de culpabilité.

- Non. Je savais mais je ne m'arrêtais jamais sur la pensée que je savais ; ce qui est différent. Mon mari tentait bien de m'en parler, pour se soulager et que je mesure le sacrifice personnel qu'il consentait pour notre peuple ; car il ne participait à toutes ces horreurs qu'avec répulsion. ..

- Répulsion ? avait repris Leni en s'accrochant à ce mot.

- Physique. L'odeur surtout était terrible à Auschwitz, paraît-il. Mais je me dérobais à chaque fois. Il y avait en moi une forte résistance, inconsciente, à lui rendre visite là-bas. Notre pensée acceptait cette cruauté comme une fatalité mais nous en chassions l'idée aussi vite que possible dès qu'elle se présentait. C'était ma façon d'évacuer mes doutes sur les principes qui fondaient mon engagement. Un doute trop conscient m'aurait arraché toute raison de vivre. Et m'aurait sans doute détruite psychiquement. Au fil du temps, ces moments de lucidité sont hélas devenus toujours plus pénibles et plus brefs.

Nauséeuse, Leni s'était alors levée, avait ramassé la brochure où figurait le monstre déguisé en homme et était partie sans un mot. Puis elle était rentrée à Paris anéantie, en espérant ne plus jamais revoir cette Aryenne qui lui avait donné le jour avec un SS.

Son récit saisissant me laissa l'impression que la dinguerie est de tous les pays ; seul le style est national.

Dans la réalité, la bête immonde avait donc été propre sur elle, enthousiaste, très idéaliste et joufflue des meilleurs sentiments. Comme l'étaient la plupart des vichystes si courtois et d'une telle intégrité. Comme l'est de nos jours l'islamisme effervescent qui arrache à l'insipide tant de jeunes gens formidables résolus à faire du bien au siècle. Souvent d'honnêtes intellectuels désintéressés (musulmans aujourd'hui, germaniques hier) qui jugent bon, sublime et charitable de se dévouer au service de leur peuple brimé. Sans se défiler.

La dernière fois que Leni me parla de cet ultime entretien avec Eva, je lui ai demandé :

- Comment voyait-elle Zac ? Comme un Juif ?

- Non... pire. Elle respectait chez son petit-fils une part de sang aryen.

Le Nain Vert

Le Nain Jaune peut-il réapparaître ou ses traits restent-ils ceux d'un moment tricolore ?

Je le pensais jusqu'en septembre 2009 ; même si j'avais été frappé par le parallèle établi par Zac entre Jean Jardin et Albert Speer, deux honnêtes figures du pire.

Ce samedi soir-là, j'avais consenti, à tort, à participer à une émission télévisée populaire que je ne regarde jamais. En pensant avec un certain angélisme que l'inconduite mercenaire et goguenarde de certains chroniqueurs pouvait être raisonnée. Soudain, un invité remarqué déboule sur le plateau, éveillant dans l'assistance un frisson qui parcourt les échines. L'audimat entre en érection. Peu porté sur les sujets polémiques, j'ignorais jusqu'à cet instant l'existence de cet individu bien de sa personne qui, de prime abord, m'apparaît séduisant, habile orateur et, pour tout dire, le visage même de l'intelligence.