Rien à voir avec l'emportement identitaire qui monte à la tête des foules arabo-musulmanes en leur inoculant la haine des autres.
Il se nomme Tariq Ramadan.
Les spadassins de service, rémunérés pour se gourmer de tout en s'enveloppant de sincérité, lui infligent d'acides réflexions, allant même jusqu'à soupçonner chez lui de déplaisantes arrière-pensées islamistes. Voire un scabreux double discours favorable aux iranosaures de Téhéran. Pour un peu, cet apprenti démon m'en deviendrait sympathique. Mais quelque chose cloche chez ce jeune intellectuel roide qui semble faire métier d'être de bonne foi et qui, bizarrement, étaye sa bonté d'arguments aussi sagaces que brillants ; comme si la capacité d'amour, chez un homme, pouvait faire l'objet d'une démonstration. L'évidence, en cette matière, n'a que faire des spéculations ; elle est ou n'est pas. L'animateur, une intelligence vive, me demande ce que je pense de cet islamiste camouflé en bien-pensant. Je réponds avec franchise :
- Je ne vous connaissais pas, monsieur Ramadan. Vous êtes lumineux, impressionnant même mais...
- Ah, il y a un mais ! me coupe-t-il.
- Oui. Il y a comme un décalage entre ce que vous dites et ce que vous êtes, entre vos mots doux et la violence qui émane de vous. J'ai l'impression qu'il n'y a pas beaucoup d'amour en vous.
Etonné, l'homme me regarde, a la gaucherie de se défendre quand un aveu touchant l'aurait sauvé ou du moins conforté. Instinctivement, j'ai alors l'impression de me trouver devant un autre Nain Jaune : quelqu'un de vraiment correct, une candeur égarée que les accusateurs professionnels prennent pour du cynisme, une honnêteté capable de s'engouffrer dans des risques majeurs. L'un de ces jeunes intellectuels musulmans aptes à tous les dérapages car trop fiévreusement moraux. La quête du bien guide ses propos tendus d'esprit, cette sorte de bien véhément qui leste les êtres potentiellement dangereux. Il a tout d'un Nain Vert islamisé, responsable, inapte à se défausser si d'exceptionnelles circonstances exigeaient de lui - comme elles l'exigèrent jadis du Nain Jaune - de beaux sacrifices. Question de moment, de géographie. L'un respira l'œuvre de Maurras et un certain catholicisme véhément, l'autre rumine un Coran fermenté qui ignore tout de l'instinct de laïcité. Tous deux, en costume cravate élégant, ont ce visage avenant, non sectaire, qui rameute la sympathie et rend hésitant devant l'idéologie qu'ils escortent.
En quittant le plateau, je me plonge dans la prose ambiguë de cet auteur prolixe ; en me méfiant des a priori de la meute de ses harceleurs mais sans parvenir à me défaire de l'étrange impression que ce séducteur a laissée sur moi. Et, en le lisant, mon corps se glace ; comme à chaque fois que le fantôme du Nain Jaune croise mon existence. Entre les lignes, je renifle les liens anciens mais fournis entre un certain islam dévoyé et le nazisme. Le manque d'affection de Tariq Ramadan pour le sionisme peut encore passer pour une opinion ; mais ses Juifs à lui semblent bien être les femmes déchues de leur pleine humanité, ces sous-hommes dont l'islamisme radical - avoué ou masqué - trouve l'abaissement si normal. Et si légitime. Le virus a muté, trouvant une fois de plus des êtres à diminuer, à mutiler dans leurs droits. Les Juifs hier, les femmes aujourd'hui.
Le pouvoir ensorcelant de certains suppôts du bien m'effraie.
Des personnes de bien, j'en ai croisé également dans certaines salles de marchés, prêtes à spéculer contre des nations en toute bonne conscience, à disloquer des peuples sans sourciller. Ils n'étaient pas verts ces Nain Jaune-là, ou alors d'un vert dollar ; mais tout aussi solidement campés sur de beaux discours responsables. Et charmants, frottés de culture.
Comment le Nain Jaune s'y prit-il pour séduire - et berner - jusqu'à son biographe ?
Retour au Lutetia
Pierre Assouline me reste une énigme dans sa biographie de Jean Jardin.
En signant Une éminence grise en 1986, que signa-t-il ?
Une erreur magistrale ? Un acte d'homme affranchi de sa communauté d'origine ?
Ou écrivit-il ce livre par pure passion pour les individus tissés de paradoxes ? Exprima-t-il de cette façon - sur une tonalité qui me bouleverse - son rêve que le pire ne le soit jamais vraiment ? En laissant entendre que la complexité des êtres pourrait excuser la banalité du mal. Ou se lança-t-il dans ce guêpier en prenant un plaisir trouble à entretenir un jeu étrange entre un collabo certifié et son bon Juif? Certains l'ont écrit bêtement ; en voyant cette biographie comme une tache sur son blason. Pour ma part, je n'y ai jamais cru. Je regarde plutôt son Eminence grise comme une démarche d'homme singulièrement libre qui refuse d'envisager l'Histoire comme un tribunal. L'œuvre d'un esprit mû par un dégoût rédhibitoire pour les réquisitoires, les lyncheurs, les gardes-chiourmes idéologiques, les kapos de la pensée, les épurateurs de tous poils, les fusilleurs, les éternels Fouquier-Tinville ; doublé d'un mépris sincère pour la cohorte des retourneurs de veste.
Plus tard, cet ami probe écrivit sur une autre rencontre, physique celle-là, avec une ombre surgie des mêmes décombres : Le fleuve Combelle. Un texte miné, à fleur d'émotions, qui rend compte de ses liens brûlants avec Lucien Combelle, ex-directeur et éditorialiste d'un journal collaborationniste, Révolution nationale - antisémite à souhait, anti-républicain, phobique du communisme, - d'esprit littéraire et d'une certaine tenue. Dans cet ouvrage pudique, il est moins question de trahison nationale que de fidélité à soi-même. Et d'emmener la littérature sur les hauts-fonds de la complexité humaine en remontant le fleuve des grandes erreurs idéologiques. Mais je ne suis pas qu'écrivain.
Je suis aussi un petit-fils en colère.
Scène difficile que ce déjeuner avec Pierre Assouline dont je n'ai jamais compris les indulgences - toujours tues de ma part, de peur de le blesser ; je l'estime tant. Un jour donc, je lui propose - par courriel - de nous retrouver à une table que j'ai réservée à la brasserie du Lutetia, le palace dont il est le biographe ; lieu obscurci d'Histoire qui, après avoir abrité le quartier général de l'Abwehr, accueillit les revenants de la déportation lorsque, squelettes rayés et diaphanes, ils furent rapatriés à Paris d'avril à août 1945.
Tandis que j'attends sa réponse, une interrogation m'obsède : comment Pierre a-t-il pu se soucier du retour des camps - en ce lieu même où je lui donne rendez-vous - et non de l'aller ? Sans s'attarder sur l'idée que le directeur de cabinet de Laval avait nécessairement joué un rôle, actif ou passif, dans ces voyages organisés... même si aucun bordereau ou ordre explicite signé par le Nain Jaune n'a jamais été retrouvé. C'eût été prendre Jean pour un imbécile...
Pour Assouline comme pour moi, l'amitié ancienne crée des devoirs de loyauté mais aussi d'honnêteté ; même si je sais qu'il faut parfois être dupe pour qu'une affection perdure. Quelle situation folle où, à front renversé, je me fais, en attendant sa réponse, l'effet du bon Juif de cet homme si compréhensif avec les parias de l'Histoire !
Irons-nous au Lutetia ?
Sa réponse déboule sur mon écran d'ordinateur ; un courriel laconique : « Heu... ce n'est pas très bon là-bas... »