Manifestement, quelque chose ne passe pas. Le Lutetia lui semble trop indigeste. La déglutition de l'Histoire a ses mystères ; même si le bar reste un de ses lieux parisiens.
Nous nous retrouvons dans une brasserie de Montparnasse.
J'arrive en retard. Il m'embrasse, lui le Séfarade qui - rétif aux simplifications historiques - refuse de faire de l'antisémitisme la pierre de touche de toute lecture de Vichy ; et moi je l'accueille, ashkénaïsé au point d'avoir entièrement judaïsé mes propres souffrances.
Nous discutons famille, de nos projets divers, remuons quelques idées générales ; et, tout à trac, je fonce en direction de mon angoisse, vers les zones que son radar mental a si curieusement évitées :
- Dans ton Eminence grise, pourquoi n'as-tu pas écrit de chapitre sur le 16 juillet 1942 ?
- Parce que j'écris mes biographies en me mettant à la place de mes personnages ; en signalant les choses déplaisantes qu'il m'arrive parfois de trouver. Or pour Jean Jardin, la rafle du Vél d'Hiv n'a pas été un événement important. Il ne l'a certainement pas notée dans son agenda. Consacrer un chapitre à quelque chose de secondaire à ses yeux eût été un anachronisme.
- Mais c'est capital pour moi. Tu peux le comprendre ?
- Les positions de petit-fils et de biographe ne sont pas les mêmes. Par ailleurs, dans mes recherches, je n'ai rien trouvé de compromettant concernant Jean Jardin et les grandes rafles. Rien. Si cela avait été le cas, je l'aurais publié. Consacrer un chapitre entier à ce rien eût semblé, en 1986, totalement anachronique. A l'époque, la rafle du Vél d'Hiv n'avait pas l'importance qu'on lui prête aujourd'hui.
- Ton silence sur cette journée correspond donc à la cécité des Français ?
- Jean, comme la majorité des Français, ne pensait qu'à deux choses : faire rentrer les prisonniers de guerre en Allemagne et régler la question alimentaire.
- Dans ton livre, le Vél d'Hiv semble ne pas concerner du tout Jean.
- Parce qu'il ne le concerna pas.
- Tout ça me semble bien pire...
- Sans doute.
Et s'il avait raison ?
En rentrant chez moi, méditatif et mal à l'aise, je suis saisi alors d'interrogations. Quand on n'a pas subi soi-même le malheur que l'on commente, l'indignation n'est-elle pas toujours un anachronisme ? Si Pierre Assouline, Juif de confession et de cœur, ne trouvait pas en 1986 motif à s'indigner de l'aveuglement de Jean Jardin, on comprend qu'en 1942 les gens très bien s'y soient vautrés sans état d'âme...
Il y a donc des biographes sur mesure. Il fallait que le Nain Jaune rencontrât par-delà le temps un intellectuel juif le comprenant jusqu'au bout ; et capable de minimiser à ce point les responsabilités d'un directeur de cabinet. Ainsi qu'un petit-fils blessé. Tous deux unis par une amitié insubmersible.
Les trains invisibles
Longtemps je me suis demandé si le Nain Jaune, ancien collaborateur de Raoul Dautry - celui qui fit tant pour organiser le réseau de la SNCF, - s'était, à Vichy, intéressé à la dimension ferroviaire de la déportation. Sa vive passion pour les trains l'avait-elle conduit à poser à la SNCF, sa famille d'origine, les bonnes questions qui auraient pu, par déduction, atteindre son raisonnement ? Puis paniquer sa conscience ?
Comment parvint-il à trouver normal que des personnes voyagent dans des wagons à bestiaux ? Un cheminot avisé tel que Jean Jardin n'aurait-il pas dû s'interroger sur le ratio nombre de voyageurs / nombre de wagons ? S'il s'était un tant soit peu renseigné...
Raul Hilberg, l'historien clé de la Shoah[20], fut lui-même un très grand connaisseur des chemins de fer ; merveilleux outil de transport qui détermina la cadence des exterminations et la localisation des grilloirs (le mot de Soko résonne encore en moi) industriels de la Solution finale.
Mes recherches sur le Nain Jaune et les wagons de la mort sont restées vaines.
A ma connaissance, Jean Jardin se désintéressa des trains français de mai 1942 à octobre 1943 ; même si, détail à noter, il continua de signer sa correspondance administrative et privée avec le stylo en argent de Dautry. Aucune trace d'échanges particuliers entre le siège de la compagnie nationale et son cabinet durant cette période. La cécité ferroviaire du Nain Jaune fut alors complète.
Mon grand-père put donc travailler avec le stylo du grand pilote de la SNCF et ne jamais voir les trains du pire.
Mais en fouinant dans les publications d'universitaires américains très au fait de l'histoire des chemins de fer européens, j'ai fini par tomber sur un document[21] qui me mit dans le regard une gravité durable. Et qui ne cesse de m'interroger sur la logique profonde des gens convenables engagés dans la Shoah : le bulletin d'un régiment allemand. Cette pièce saisissante me troubla autant, sinon plus, que le Boudin des Frank en me confirmant que la subjectivité détermine ce que l'esprit peut observer. Il s'agit de la gazette d'une unité de l'Ordnungspolizei (la police d'Ordre). En mars 1943, ce bataillon exterminait consciencieusement les Juifs de Pologne. Sur une pleine colonne rageuse, son général SS s'y fend d'une mise en garde adressée à ses hommes au sujet des conditions déplorables de transport des bovins. Ce très délicat gradé paraît outré de l'inhumanité avec laquelle ses policiers ont procédé à l'évacuation des troupeaux de bovins expédiés vers l'Allemagne. L'excès de chargement a entraîné de lourdes pertes, s'indigne-t-il avant d'exiger que cessent la cruauté et l'irrespect envers les animaux. Un peu de morale, que diable ! Dorénavant, tout traitement indécent des bêtes à cornes fera l'objet d'un rapport circonstancié et de mesures disciplinaires. Défenseur de la cause animale, ce cœur sensible ne fait pas le lien entre l'entassement des bestiaux et celui des Juifs qui, à la même date, crèvent asphyxiés dans les mêmes wagons. Pour cet officier pétri de hautes valeurs, il semble parfaitement normal et légitime qu'un impératif moral protège les bêtes ; et leur assure un minimum d'eau pendant les voyages. Les bovins ne méritent-ils pas un traitement humain ? Eux ne sont pas des démons acharnés contre l'Allemagne ; eux n'ont pas partie liée avec le communisme russe et la juiverie internationale censée avoir pris les commandes à Moscou. Cadenassé dans sa fantasmagorie paranoïaque, ce type très correct n'est pas même effleuré par l'idée que veiller au bien-être des vaches dans ces mêmes wagons puisse être totalement fou.
Certes, le Nain Jaune ne devait pas se figurer, comme ce général courroucé, que les camps de concentration étaient des anus nécessaires par lesquels étaient évacués les excréments de l'humanité, comme l'affirmaient les délirants du national-socialisme ; mais un mécanisme analogue, très déréglé, devait lui rendre ces trains invisibles. L'homme ne discerne que ce que ses croyances implicites lui montrent. Dès lors, comment admettre qu'il y ait une réalité accessible à l'esprit ? L'opinion arbitraire crée le réel. Des bovins assoiffés peuvent émouvoir quand des enfants juifs, déshumanisés par une autre carte des valeurs, laissent indifférent. Or pour le Nain Jaune comme pour son entourage maurrassien de 1942, ce n'étaient pas des gens tout à fait comme lui, ni des êtres totalement individualisés qui montaient dans ces wagons plombés ; mais plutôt une race, une entité ressentie comme vaguement inquiétante, une cargaison humaine qu'il n'était pas inadmissible de compresser. Sans éprouver de trop grand malaise. N'étaient-ils pas en surnombre sur notre sol et sans aucun respect pour les habitudes élégantes de la Compagnie des Wagons-Lits qu'il affectionnait tant ?
Sans quoi, ce cheminot dans l'âme aurait sans doute vu ces trains à bestiaux affrétés par la SNCF. Et leur fret composé de familles. Quand on tolère l'idée que des êtres ne font pas partie d'une commune humanité, le processus du pire s'amorce. La chosification d'autrui permet tout. Cela commence par le SDF que l'on enjambe un soir d'hiver sur un trottoir et cela se termine à Auschwitz.