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Le fantôme

Mon grand-père est un fantôme ! J'avais adressé une lettre aux Archives nationales pour savoir s'il existait une trace quelconque des relations administratives entre Jean Jardin et les Renseignements généraux - notamment avec le commissaire Lanteaume ; et d'une manière générale en espérant que l'on me communiquerait copie de tout document signé par le Nain Jaune dans ses fonctions officielles auprès de Pierre Laval. Je reste sidéré par la réponse laconique mais précise que m'adresse la direction scientifique de Paris - section du XXesiècle - en date du 8 juin 2010, dont voici un extrait :

« Afin de répondre à votre courrier relatif aux activités de votre grand-père, Jean Jardin, directeur de cabinet de Pierre Laval de mai 1942 à octobre 1943, une recherche a été menée dans les sous-séries AJ/38 (Commissariat Général aux Questions Juives), F/60 (secrétariat général du gouvernement et services du Premier ministre), 2AG (papiers des chefs de l'Etat, Etat français), et 3W (Haute Cour de Justice) des Archives nationales, site de Paris.

Les archives de l'Etat français et du chef du gouvernement (2AG et F/60) sont très lacunaires : il n'y a pas dans ces papiers de document témoignant des activités de votre grand-père. Il n'a pas été non plus trouvé de correspondance signée Jean Jardin dans le fonds du Commissariat Général aux Questions Juives (AJ/38). »

Je reste pétrifié : Jean a pu être directeur de cabinet du chef du gouvernement français pendant dix-huit mois sans laisser une seule minuscule trace dans les Archives nationales ; pas même une note de frais ou un bordereau mineur. Du grand art... Il y a du Cagliostro dans cet évanouissement. Un biographe bienveillant ne pouvait y voir que la preuve de son innocence. J'y vois le pire : pour que tout ait été détruit ou mis de côté, notamment chez lui, il fallait que ce tout-là fût terrible ; et que chaque note glissée dans une chemise archivable pût valoir à Jean un aller simple devant un poteau d'exécution. La peur de la mort crie derrière la lettre lapidaire que les Archives nationales m'adressent si gentiment. Quelques documents administratifs, gisant au fond de cartons lacunaires, eussent contribué à sauver la réputation du Nain Jaune. Rien, cela fait beaucoup ; trop même. Ce silence des dossiers est bien un trou dans l'Histoire de France ; et dans celle des miens. Même si je me doute qu'un jour ou l'autre les Archives nationales - classées par blocs non recomposés - livreront bien quelques documents concernant Jean Jardin, oubliés par mégarde.

A ma connaissance, il n'y a qu'Al Capone et ses confrères, ou les tout-puissants Monsignore de l'Opus Dei, qui règlent leurs affaires sans jamais rien signer. Les directeurs de cabinet normaux - surtout à ce niveau-là - paraphent mille décisions par mois ; pardon, par semaine...

On comprendra qu'il n'y ait jamais eu d'« affaire Jardin » après la guerre : pour poursuivre un collabo central devant des tribunaux de la République, il fallait des documents, quelques preuves tangibles. Papon et Bousquet eurent, eux, cette insigne maladresse de ne pas tout nettoyer. Le Nain Jaune savait que les Archives nationales ne recelaient aucun feuillet « témoignant de ses activités ». Pas de papier signé, pas d'adresse, à peine un sillage : seulement de la légende.

Impression triste : comme si tout cela n'avait jamais existé.

Voyage au bout de ma nuit

J'ai toujours eu très mal à ma mémoire ; assez pour devenir écrivain léger.

Incorrigiblement fleur bleue.

Marcel Dassault, ancien déporté de Buchenwald, ne fut-il pas le producteur de la suite de la comédie sucrée La Boum ? Interprétée par cette Sophie Marceau que je fis tourner par la suite...

Mais mes ébrouements romantiques ne me mirent pas à l'abri d'une misanthropie lancinante. La nuit circule dans mon cerveau. J'ai tout du malheureux, sauf le malheur. Seul l'amour effréné me réveille parfois du chagrin d'être issu de tant d'horreur assumée. Aimer me réchauffe alors et me rend mon honorabilité. Soudain, je me hisse au rang de garçon estimable en sortant, le temps d'un baiser volé, de ma condition froide d'exilé en soi. Ermite urbain, enthousiaste sceptique, j'affecte d'être gai ; alors que je suis dévasté par la mélancolie. On me croit fiable, je suis à deux doigts du chaos.

Et puis un jour, le meilleur est arrivé : je n'ai plus pu donner le change.

Aux approches de l'âge de la mort de mon père, je me suis rendu à l'idée qu'il me faudrait naître, me désenvoûter de nos fidélités, briser mes allégeances claniques. Enfin. Tout comme cette pauvre Leni, la mère de mon Zac. D'abord sur papier broché, puis pour de vrai.

C'était en hiver dernier, alors que je regardais dormir ma femme. Cette tête poétiquement folle, si inventrice dans ses audaces et si sage par ses lucidités, m'est tout, et un peu plus. Partout où sa gaieté passe, elle met la vie en fête. Irriguée par du sang sémite en provenance de son père, L. m'a donné une fille un peu juive ; notre enfant chérie que nous avons confiée pendant ses trois premières années à la crèche israélite de Paris. Etablissement sur la façade duquel est apposée une plaque mémorielle qui, à chaque fois que je la lis, me tord le ventre. Je devais à L. un mari vivant, gorgé de vérité. Et non une baudruche secouée de rires saccadés. Elle méritait que je sois moins hilare et plus heureux d'elle ; ni grave ni léger : présent. Moins une imitation de moi que moi réveillé.

Un amant délivré de ses spectres, disponible pour l'avenir.

Un époux purgé de ses hontes, à la hauteur de son talent de vie.

A défaut de me rendre sur la tombe du Nain Jaune pour lui parler à sens unique, j'ai alors - soutenu par Jean-Paul Enthoven, alias Dizzy, mon cher éditeur - résolu de dialoguer avec lui. En le rejoignant par écrit à Vichy le soir du 16 juillet 1942, dans son bureau directorial de l'hôtel du Parc ; le soir même de sa grande brisure biographique. Par le truchement de ce livre étrange que je tiens pour mon acte de renaissance. Le cri de chagrin par lequel je me désassigne de mon passé.

Pour affronter sa faiblesse et me frotter à sa dignité.

En vivant ainsi, plume à la main, ma confrontation avec cet homme merveilleux qui, ce jour-là et dans ce bureau, endossa l'horreur. En version française.

Enfin

16 juillet 1942, vingt heures trente. Le beau temps n'en finit pas de réchauffer la soirée. Le climat a l'air d'un enfant tiède. Désemparé, prêt à me préférer non-Jardin, je marche avec Dizzy devant le casino de Vichy où les députés français stupéfaits, deux ans plus tôt, ont voté les pleins pouvoirs à un naufragé du grand âge : Philippe Pétain ; ou plutôt ce qu'il en reste. Rien à voir avec le militaire bombé de culot qui se faisait appeler comme lui en 1917.

Aux abords du siège du gouvernement, je m'aperçois que Dizzy a cousu sur son pardessus une étoile jaune qui le déguise en Juif imaginaire, en cible émouvante pour antisémite. Lui qui ne fonctionne que par accès de joie a l'air tout étonné d'être défini par une haine officielle. Et pas peu fier de devancer ainsi le futur diagnostic sartrien (« c'est l'antisémite qui invente le Juif »). Emu, Dizzy m'arrête, pose sa main fraternelle sur mon épaule et me chuchote :