- Je crois qu'il vaut mieux que tu montes seul...
- Merci de m'avoir conduit jusque-là. File ! Je n'aimerais pas être la cause de ton arrestation...
Nous nous embrassons.
Malgré le danger qui rôde, Dizzy respire le sillage parfumé à l'eau de Jicky d'une jeune passante, proprement mise, qui lui décoche tout un roman dans une œillade. La pupille dilatée, il flaire chez cette viveuse esseulée quelque chose de dégourdi, d'insolent. Avant d'être marqué, il est homme ; même en cette soirée de juillet 1942.
Obliquant d'un pas raide et long, quasi gaulliste, je me dirige vers l'hôtel du Parc, juste en face de l'établissement thermal. En négligeant le Chante Clair, le restaurant de l'hôtel Majestic qui communique avec celui du Parc par un dais de toile vert et jaune. Dans la salle à manger 1900, que j'aperçois par la trouée des grandes fenêtres, les membres du gouvernement y dînent, répartis par petites tables. En sifflant force bons plats. La rafle du Vél d'Hiv n'a pas l'air de couper l'appétit de ces patrioteux hissés sur le pavois de la défaite, guindés de principes et ventrus de rillettes.
Tout semble si heureux, si repu, si loin de la détresse des enfants tassés dans les gradins du Vélodrome d'Hiver. Est-ce bien le même soleil qui se couche sur la ville d'eau de Vichy et sur Paris outragé ? Au bord de l'Allier, aucune autre étoile juive que celle de Dizzy qui - quoique bouleversé par le sort réservé aux étoiles de son espèce - s'éloigne le long du fleuve, filant le train d'une blondeur prometteuse. Uniquement des gens convenables qui, dans cette capitale virtuelle née d'un quiproquo, se hâtent de rentrer dîner chez eux en famille. Les pédalos ont été rangés.
Au deuxième étage de l'hôtel du Parc, la lumière de son bureau éclaire l'activisme du directeur de cabinet du chef du gouvernement. Un littérateur nommé au Conseil national du régime, déjà poussé aux frontières de l'Académie, Henri Massis, me bouscule en sortant en trombe par l'entrée principale. Verveux, il tient parfois la plume lambine de Pétain en qui il voit « le seul axe et la seule colonne de l'espérance ». Au ministère en charge de la Jeunesse comme à l'hôtel du Parc, on sollicite les avis moralisants de ce Massis, ses intercessions auprès du haut clergé. Sa Revue universelle - financée par le cabinet de Jean - est une voix autorisée de la Révolution nationale. Il rêve d'autorité saine et fulmine contre le pernicieux régime républicain si défaitard qui chagrine son nationalisme racé. Affidé de L'Action française, cet antisémite paradoxal et à principes dont le fils est marié à une Juive - elle vient d'accoucher d'un Philippe, mon futur beau-père - ignore que nous aurons, beaucoup plus tard, des enfants communs. Un peu juifs donc. Sait-on jamais ce que le passé nous réserve... avant l'avenir! Songeur, je le regarde engouffrer son port de tête altier dans une automobile dont le pare-brise est orné d'une cocarde tricolore allumée ; celle requise pour pénétrer dans Vichy.
Un soldat au visage barré d'une moustache qui forme un sens interdit facial m'arrête à l'entrée. Je me présente à ce rutilant militaire doté du casque spécial des unités motorisées :
- Alexandre Jardin. Je viens rejoindre Jean Jardin.
J'entre, me tourne vers un comptoir situé devant l'ancien panneau à clés de cet établissement qui fait office de chambre d'écho d'une France mise sur le flanc. Un huissier lunetteux à face d'otarie m'accueille d'un air soupçonneux. On me remet une fiche rose, dotée d'un volet détachable ; puis on m'indique la bonne direction. Je fonce dans un ascenseur énorme et vitré, à barres d'acier, que pilote un chauffeur à casquette. En pensant au livre blessé que j'écrirai un jour sur nos hontes nées dans cette ville trop tranquille. Mon anti-Nain Jaune. Une diatribe contre notre cécité. Le livre noir des Jardin. Un torpillage douloureux de l'honorabilité dont Jean a tant rêvé pour nous. Ah, que l'art d'être renégat est difficile... et comme cela coûte d'échapper à l'endurance d'une opinion, de claquer la porte des fixités familiales.
Au second étage, j'emprunte le couloir de gauche, dépasse le bureau de Laval devant lequel je frémis, à l'angle d'un corridor. Le patron du Nain Jaune, avec lequel il est si lié personnellement, est déjà rentré chez lui, à Châteldon ; comme tous les jours à dix-huit heures. En cas d'urgence (que peut-il y avoir de plus urgent que de sauver les enfants du Vél d'Hiv ?), Jean est l'un des rares à pouvoir le déranger par téléphone. Je croise un laudateur du régime, quelques futurs épurés qui, entortillés de fatigue, finissent de boucler tardivement leurs dossiers de collabos, ainsi que deux futurs ministres gaullistes qui feront des trous dans leur mémoire. La mine lasse, ils quittent eux aussi leur bureau. Aucun de ces caciques n'a l'air laminé par les nouvelles du Vél d'Hiv qui ont commencé à filtrer dans les services ; mais au compte-gouttes. Eva a raison : en ce 16 juillet 1942, les Juifs ne concernent personne. L'indifférence française est à son zénith ; et ne cessera pas de sitôt puisque même au procès de Laval pas un mot ne sera prononcé sur la déportation. Tous ces cocardiers - dont l'enfance fut effrayée par les souvenirs de leurs parents de la débâcle de 1870 et des désordres rouges de la Commune - ont été si soulagés dans les décombres de juin 1940 de se blottir « autour d'un chef, un chef incontesté, un chef incontestable[22] » : le maréchal Pétain, gagneur de Verdun. Le paratonnerre octogénaire censé leur épargner la panade du communisme. Bien sûr, leur engagement ne procède pas d'une seule marche ni d'une seule coulée. La servilité n'est pas non plus leur état d'esprit. Mais tous pensent que l'Histoire sera écrite par Hitler et que la Gaule matraquée, placée entre l'enclume et le marteau, n'a pas intérêt à connaître le sort de la Pologne. Tous se répètent que l'abandon du peuple, le vide politique à la manière hollandaise (la reine Wilhelmine et son gouvernement ont fui à Londres), est indécent ; comme si l'indécence ne résidait pas dans leur veulerie et leurs génuflexions patriotardes. En bons pères de famille, ces gens bien ont opté pour la raison boutiquière et sont désormais prêts à traquer les illuminés qui ont rejoint l'espérance, à Londres ou dans les maquis. Ils ont eu à trancher entre la continuation de la guerre et le déshonneur ; ils ont mordu dans le déshonneur et auront le mépris de leurs petits-enfants. Mais ils ne le savent pas encore...
Un huissier me demande ma fiche rose, en détache un volet à la façon d'une ouvreuse de théâtre, me laisse passer.
La trouille au ventre, je frappe à la porte du Nain Jaune.
Les trois coups retentissent, sourds comme les battements d'un cœur.
Sa voix tabagique me dit d'entrer.
Il me semble que si je lui fais face, il va me prendre au piège de son charme ou de sa rhétorique ; et que je n'attends que cela : être apaisé par son intelligence, tranquillisé par la finesse de ses analyses perfectionnées. Mais je ne veux pas de cette extinction des feux de ma conscience à vif. Et puis je redoute qu'il me fasse le coup du c'est plus compliqué que tu ne le crois. Aura-t-il, le soir même de la rafle du Vél d'Hiv, le front de me servir cette fable parapluie ? Alors que nous sommes tous deux, désormais, des hommes faits capables d'aller au fond des mots. Ou se défilera-t-il en se retranchant derrière les dénégations simplettes qu'il assènera plus tard à Nathalie (Je ne savais pas où allaient les trains, que pouvait-on faire ?) ? En ressortant de ce bureau, en fuyant cette ville d'eau à la Marienbad, je voudrais au moins pouvoir le détester cordialement.
Puisqu'il me sera toujours impossible de l'estimer.
Je frappe à nouveau et actionne la poignée.