Je foule la moquette râpée de son bureau nicotine : pas un local à la Citizen Kane, non, une chambrette minable, dépenaillée, asphyxiée de paperasses. Un lieu sans plafond, privé de vue, sans horizon.
Le Nain Jaune est là, une Balto allumée à la main, vêtu de l'un de ses impeccables costumes gris de flanelle, la taille bien prise dans une chemise frappée de son chiffre : J.J. Un portrait du Maréchal macule le mur, je sursaute ; la ferblanterie de la politique m'a toujours écœuré. Surtout ce qui glorifie notre sénilité collective. Jean et moi avons presque le même âge, et le même regard. Peut-être des rêves en écho mais pas les mêmes émois littéraires. Recrachant un halo de fumée, assis dans un fauteuil crapaud, il me lance :
- Entre mon chéri ! Tu venais dîner avec nous, à Charmeil ? Impossible - en tout cas avec les adultes, nous avons le Dr Rahn à dîner, avec le Président[23].
- Qui ?
- Rahn, le diplomate allemand. Tu dîneras dans la cuisine avec les enfants.
- Je peux te parler une seconde ?
- Une demi-seconde, les Allemands sont ponctuels.
- As-tu pris des nouvelles du Vél d'Hiv ?
- Oui, j'ai eu Bousquet. II maîtrise les choses, avec sang-froid. Un type épatant, dévoué, bon esprit. Jeune mais épatant.
- La rafle se poursuivra demain matin, je le sais. Rappelle ton mec épatant. Annulez tout. Arrête ce trou, cette tache, cette fracture dans ta vie.
- Mon chéri, les choses ne sont pas si simples...
- Si tu ne réagis pas ce soir, une partie de tes petits-enfants auront honte un jour de porter ton nom.
- D'avoir assumé une situation difficile ? De préserver notre souveraineté en pièces ? Mon amour, les Juifs vont partir pour la Pologne dans l'ordre. Tout ne va pas bien mais tout pourrait aller encore plus mal.
- As-tu demandé aux Renseignements généraux de la préfecture de Paris les informations qu'ils détiennent sur la destination réelle des trains ? Téléphone au commissaire Marc Lanteaume de la 3e section ! Demande-lui ce que lui a appris son inspecteur principal adjoint Sadosky. Séance tenante !
- Je te dis que le Dr Rahn va débouler à la maison. Il sera à Charmeil dans moins de vingt-cinq minutes. Je ne peux pas laisser Simone, ta grand-mère, l'accueillir seule.
- Appelle Lanteaume à Paris !
- A quoi ça servirait ? Même s'ils m'apprenaient le pire, ton Lanteaume et ton Sadosky, qu'Hitler et sa clique sont des vampires professionnels, qu'est-ce que ça changerait ? Crois-tu vraiment que nous ayons une marge de manœuvre aussi grande que ça ? A Berlin, ils tiennent nos prisonniers de guerre : une armée entière de malheureux, détenus depuis deux ans ! Que veux-tu que je fasse ? Que la France entière prenne le maquis pour quelques Juifs fraîchement naturalisés ? En faisant courir à nos prisonniers le risque de représailles draconiennes ? Tu voudrais qu'on arrête de faire fonctionner le pays, les trains de partir et le commerce de nourrir les familles ? Ce serait du joli... refuser le minimum de vie aux gens. Mon honneur serait sauf, ça oui, mais la nation, y as-tu pensé ?
- Jean, en Pologne ils vont les tuer derrière leurs barbelés. Tous.
- Si c'est le cas, qu'y puis-je ? Nous avons perdu la guerre. Je ne suis pas responsable de la dégelée militaire.
- Tu es directeur de cabinet de Pierre Laval.
- Qu'attendais-tu de moi en venant ici ? Des remords d'avoir laissé à Bousquet les mains libres ? Des regrets, oui. Des remords, non. Je ne peux pas fuir mes responsabilités. Tu souhaiterais que je me défile ? que je sois lâche ? Le courage, c'est de rester et de sauver ce qui peut l'être. Pour éviter le pire. Pas d'aller pérorer à Londres !
- Mais qu'y a-t-il de pire que ce qui vient d'arriver aujourd'hui à Paris ?
- Pour les Juifs, le pire serait qu'il n'y ait plus de zone libre. Il faut tenir.
Le Nain Jaune retient ses mots ; puis sa voix, comme fêlée, change de coloration :
- Viens, parlons en voiture. Rahn va arriver d'un instant à l'autre.
Dans la Citroën du Nain Jaune
En roulant trop vite vers Charmeil dans sa Citroën 15CV aux roues surdimensionnées, le Nain Jaune est songeur. Il a déjà oublié le nom du commissaire Marc Lanteaume. Son teint est celui du défaitisme, de l'accommodement. Et moi je songe à un gentilhomme picard, le général Leclerc, qui dans les déserts africains où il se bat fuit déjà son prestige naissant. Son aspect sec traduit ce cabrement de tout l'être devant la tentation de se dérober. Lui ne s'est pas rué à la servitude. Tout de même, ce raidissement, ce refus des solutions émollientes, ça a une autre allure. A trente-huit ans, Jean a l'air épanoui et pas peu fier d'occuper une fonction qui surplombe l'action publique ; comme s'il en avait sa claque de s'être trop longtemps nourri de l'ennui des provinces. Soucieux, son profil me déclare :
- Les effectifs et surtout l'armement des Anglo-Américains ne leur permettent pas de débarquer en Afrique du Nord et d'établir simultanément une tête de pont en France. Pour l'heure, la double opération n'est pas envisageable. Nous devons tenir. Et Jean d'ajouter :
- En acceptant ce soir, une fois de plus, de dîner avec l'envoyé du diable. Assez cordial d'ailleurs... Je me préfère et je préfère Laval à un Gauleiter ou à un gouvernement Déat-Doriot[24] qui mettrait sur pied une alliance franco-allemande contre l'Amérique et l'Angleterre. Tu comprends ?
- Non. De quoi devez-vous parler avec Rahn ?
- Il faut à tout prix régler la question du rapatriement de nos prisonniers. Ces hommes n'ont pas revu leur famille depuis 40. Même s'il faut céder un peu de terrain en échange...
- Du terrain juif ?
- Nous ne pouvons pas sauver tout le monde. Ni ne pas donner de contreparties. C'est un foutu métier que d'essayer de faire le bien.
- La prochaine fois, évite d'utiliser la police française pour exercer ta bonté.
Déjà concentré sur la scène qu'il s'apprête à jouer avec le représentant d'Hitler, il n'a pas entendu ma dernière réplique. Le Nain Jaune rallume une Balto avec un calme contracté : signe qu'il mobilise son habileté. Peut-être a-t-il la France dans les tripes ; mais est-il encore capable de ressentir ce qui n'entre pas dans son implacable logique courageuse et bienfaisante ? Qui, en ce 16 juillet 1942, mène au crime d'Etat.
- Tu sais petit père, me murmure-t-il le mégot à la bouche et un peu ailleurs, quand on hésite entre deux solutions, il faut opter pour celle qui demande le plus de sacrifices...
- Pour qui ? Je poursuis :
- Et votre législation raciale, comment l'assumes-tu ? Le statut des Juifs, l'aryanisation des entreprises, tous ces fonctionnaires juifs virés comme des malpropres des lycées et de l'armée, les décorés de 14-18 également raflés, le port de l'étoile jaune...
- Pardon, qu'est-ce que tu disais ? me demande le Nain Jaune en recrachant la fumée chaude de sa cigarette.
Il n'a pas écouté et semble incapable de se laisser atteindre par la panique des familles du Vél d'Hiv. Je reste ahuri que le Nain Jaune ait à ce point la conviction de faire le bien. Affolé par le bolchevisme, il s'apprête à dîner avec un carnassier aryen, à trinquer avec le chef du gouvernement collabo et il se perçoit comme un ange missionné pour atténuer le malheur des hommes, inapte à la dérobade, pas comme l'un de ces fuyards gaullistes embusqués à Londres derrière des micros...
- Je te parlais des Juifs.
D'une voix absente, le Nain Jaune se dégonfle d'un soupir et lâche :
- Nous n'avons rien concédé que les Allemands n'auraient imposé de force. En arrachant quelques compensations... Et puis, pour paradoxale qu'elle puisse paraître, ma conviction est que le statut des Juifs constitue une sorte de protection, de moindre mal pouvant empêcher une persécution allemande plus dure.