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La cure d'aphasie n'a que trop duré.

Soudain, j'ai peur. Pour la première fois de ma vie, j'accepte de perdre pied en écrivant. En livrant mon âme à ce récit qui se présente à moi comme un saut dans le vide. Un déboîtement à haut risque. Un exercice de trahison de ma lignée, une volte-face qui m'interdit sans doute d'être un jour enterré auprès des miens. Quel homme surgira, malgré moi, en assumant ce livre de vérités qui n'ont cessé de me ronger l'âme ? A plusieurs reprises déjà, je m'y suis dérobé. Contester un proche aimé de tous, c'est douloureux ; cela revient à s'exposer à tous les ostracismes et à encourir, de la part des siens, un très pénible procès en déloyauté. Celui qui exhume des problèmes moraux suscite un terrible malaise, voire un frisson de panique. Dans nos familles, la peur de porter un jugement sur l'honorabilité de sa tribu est ancestrale ; elle réveille la crainte sourde - et abyssale, j'en sais quelque chose - de se détruire soi-même. D'attenter gravement à son être.

Et puis mon fils aîné Hugo, dix-neuf ans, ne m'a guère facilité la tâche. Soudain homme, un matin, le voilà qui se dresse face à moi : « De quel droit imposes-tu ta vérité à une famille qui, pour survivre, a eu besoin des béquilles du mensonge ? Tu es fort, papa, tout le monde ne l'est pas. La vie n'est pas un concours de lucidité. Fais ton chemin et fous la paix aux autres ! » Pour la première fois, l'un de mes fils se montre à moi sous les traits d'un aîné qui songe à la protection des plus sensibles. Je reste pantelant, ne sachant trop quoi répondre à ce jeune homme probe et généreux dont je suis si fier (comme de chacun de ses frères et sœur, si justes dans leurs conseils). Sans doute a-t-il raison ; tout comme moi. Peut-être que mûrir, justement, c'est accepter de vivre dans l'étau de nos contradictions. Et de trahir jusqu'à ses plus proches pour ne pas se trahir à son tour.

Plus tard, dans la maison du Zubial sur le point d'être vendue, mes deux autres fils Robinson et Virgile - si jeunes et si étonnamment lucides devant mes avis abrupts - me mettront en garde contre la dinguerie qu'il y a à juger un aïeul enlisé dans une autre normalité ; et dont toutes les analyses se trouvaient alors confirmées par une France tétanisée par le choc atroce de la défaite.

Je ne pouvais pas leur faire le coup du j'écris ce livre pour vous... alors que c'est bien pour moi que je m'y colle. Pour reprendre souffle. Pour me laver le cœur et m'engager, je l'espère, moins douloureusement dans la deuxième moitié de ma vie.

Comment leur dire que la culpabilité niée du Nain Jaune et celle esquivée par le Zubial pèsent encore sur mes épaules ? A chaque fois que je flaire le fantôme de mon grand-père, un froid mortel me gagne. Je tousse alors ou je ris, pour me réchauffer. Ce qui a été évacué par les ascendants ressurgit fermenté et asperge d'acidité. Mes garçons se doutent-ils que depuis bientôt trente ans, souillé par notre honte héréditaire, j'ai rassemblé une à une les pièces du puzzle de cette vérité à affronter ? En me cognant dans

 d'insondables questionnements. Comment leur dire l'inconfort de ce voyage nauséeux où je n'ai cessé de trébucher dans notre déni clanique ? Devenu une vérité publique. Mieux : une fierté plaisante car les Jardin eurent toujours le talent de changer en comédies les tragédies en persuadant l'époque de leurs visions réjouies. Comment faire sentir à mes fils - ainsi qu'à leur petite sœur, plus tard - ma sensation persistante d'évoluer dans un asile psychiatrique qui aurait eu le périmètre d'une société ; tant, au fil de mes découvertes, je suis demeuré sidéré que personne n'ait vu ce qui était pourtant flagrant. Glacé, j'avançais dans une France qui osait la lucidité plus lentement que moi ; comme si elle ne s'était toujours pas départie de sa capacité à regarder ailleurs ; trait national s'il en est qui, pendant quatre ans, fit de nous des collabos fiables. Depuis 1986 - année de mon baptême littéraire, - il ne s'est pas trouvé un journaliste à Paris pour me demander comment je supportais que l'homme dont je tiens mon patronyme ait été, le jour même de la rafle du Vél d'Hiv, juché au sommet de la machine collaborationniste. En somme aussi influent qu'un René Bousquet, plus décisif qu'un Paul Touvier et infiniment plus central qu'un Maurice Papon. M'aurait-on insulté sur les ondes que j'en aurais été soulagé.

Les choses auraient alors retrouvé une forme de cours normal.

Et j'aurais eu moins froid.

Comment mes enfants auraient-il pu savoir que je n'ai jamais, durant toutes ces années, cessé de compulser, avec une discrétion maladive, des ouvrages de psychologie sociale sur les exécuteurs nazis ? Avec un certain goût du ressassement. Au point que je crois bien être devenu un expert en psychisme d'exterminateur. Je publiais Fanfan ou Le Zèbre, mais je couchais déjà avec Himmler[6]. J'écrivais des romans d'amour et la Shoah restait mon horizon. On m'imaginait flirtant avec des lectures roses quand j'engloutissais des bibliothèques à croix gammée avec l'obsession de percer les mécanismes de l'absence de culpabilité des élites nazies ; afin de comprendre, par analogie, ce qui avait bien pu protéger l'âme du Nain Jaune. Estomaqué par l'absence d'insomnies de mon aïeul, je décryptais sans fin la quiétude morale des membres des Einsatz-gruppen (unités exterminatrices qui liquidèrent à l'Est, par balles, un bon million de Juifs) qui se lit dans les minutes de leurs procès ; avec le fol espoir de saisir comment un exécutant - doté d'un cortex similaire à celui du Nain Jaune, même s'il flottait dans un autre sirop culturel - peut fréquenter l'horreur en toute bonne conscience. Et même en tirer motif de fierté.

Bien sûr, je suis conscient du trop-plein de romans et d'études qui ont fait de cette période un territoire piétiné par la production éditoriale ; voir le passage obligé d'un voyeurisme historique ivre de contrition. Je n'ignore pas non plus les raccourcis modernes qui tendent à faire de Vichy un synonyme de l'antisémitisme alors que la xénophobie de l'Etat français fut plus générale. Je n'écris pas ces lignes pour verser au dossier de nos petitesses françaises une repentance supplémentaire. Faire irruption dans les débats qui balisent tout examen de la collaboration n'est pas non plus mon ambition. Je n'en ai évidemment ni la compétence ni l'outrecuidance. Qu'on me pardonne donc si j'emploierai parfois des termes que les historiens boudent (collabos, etc.) ou des vocables très repérés que des auteurs plus savants auraient pris soin de définir. On me reprochera sans doute aussi d'être de ceux qui, préservés par le tragique de l'Histoire, n'ont jamais eu à être personnellement courageux. J'écris simplement pour ne plus m'inscrire dans un lignage sans remords ; et cesser d'être complice.

Sous ses dehors virevoltants, mon Roman des Jardin irradiait déjà ce chagrin d'amour filial. En faisant rire d'une tribu aussi entachée moralement par l'un des siens, je m'étais à l'époque embobiné à bon compte ; et procuré une honorabilité que j'ai toujours sentie scandaleuse. J'en avais  alors  tellement  besoin.   Mon  roman comportait bien un passage aussi succinct que triste sur la culpabilité de Jean Jardin ; mais ce livre trop gai me met désormais mal à l'aise. Il a, une dernière fois, contribué à embellir notre nom, à le lustrer de bonne humeur et d'originalité haute en couleur. Son succès très large sur la scène française - et le boucan médiatique qu'il suscita - eut, je le sais, pour effet de noyer le Nain Jaune au sein de notre saga hilarante. Ce qui était bien, je le reconnais, l'une de ses fonctions. Quand on referme mon texte, Vichy semble gommé sinon atténué. L'horreur de la collaboration se trouve comme diluée dans le foutraque d'un clan séduisant.