Tout à ses réflexions, Jean continue à fumer en pilotant à vive allure. Prêt à emmener sa famille dans le mur, à s'exclure lui-même de l'histoire du pays, à jeter la France dans la faillite morale. Et à déporter 13 152 personnes sur deux jours. Comment le Nain Jaune, en cet instant, peut-il ne pas voir que si son patron, Pierre Laval, fait office de chef du gouvernement de la France, il ne le fut jamais ? On ne peut pas être la France et le pire à la fois. Les prétendus avantages dont sa politique aurait été la rançon me laissent sans voix.
A bord de cette voiture, j'ai envie de vomir. Je repense à l'étincelant Leclerc, puis à cette phrase de Simone Veil : « Les Justes de France pensaient avoir simplement traversé l'Histoire. En réalité, ils l'ont écrite. » Ces gens-là donnent des raisons d'espérer. Le Nain Jaune si brillant, si stratège, si épris de responsabilité, me désespère.
Pourquoi suis-je moi ?
Soudain, je comprends qu'il va me falloir oser l'aventure de renier mon sang. Pour fuguer loin de notre mythologie. Et faire un usage franc de ma liberté en m'entêtant à ne plus être un Jardin. Ah, comme certaines rétractations sont difficiles... Tant de résistances du dedans et de jugements du dehors surgissent alors ! Surtout de la part des derniers diacres de la religion vichyste qui hantent encore ma tribu ; parfois si sourcilleuse en matière de dévotion. Et que j'aime malgré leur pétainisme endémique, malgré leur conviction que, dans le recul de l'Histoire, la France sera un jour reconnaissante à Vichy d'avoir « atténué son malheur en ne désertant pas ». Je me préfère nouveau, traître et délié.
Parfois, la fidélité est une horreur.
Sa guerre à neuf ans
Le bolide du Nain Jaune dépasse le château de Charmeil où logent les rhumatismes du maréchal Pétain. On clôt déjà les volets. Depuis que la vieillesse s'est installée en lui, il se couche tôt. Un kilomètre plus tard, la Citroën grimpe un chemin de terre, franchit une grille, une seconde et bloque ses freins devant un autre petit château, plus étroit : le nôtre, la maison des Jardin, qu'un soleil chiche éclaire encore.
Jean respire : l'Allemand n'est pas encore arrivé.
Laval non plus.
Il saute de la voiture et s'avance vers la terrasse bordée de buis qui surplombe de trois mètres un pré qui se prolonge, en contrebas du bâtiment principal, par un aérodrome herbeux semi-clandestin ; un champ d'aviation comme on disait alors. Une pensée me traverse : pourquoi ne s'envole-t-il pas ce soir pour Alger, là où sa droiture devrait le conduire ? Ma grand-mère surgit,
Simone, superbe plus que jolie. Vibrante, toute de chair éveillée, elle m'apparaît dans le mouvement de sa jeunesse ; inapte aux immobilismes moraux et aux postures des ennuyeux. Elle avertit le Nain Jaune que le Président s'est fait annoncer. Laval sera finalement à l'heure. Partisane des cuissons parfaites, elle s'indigne que la politique se moque des contraintes culinaires. Son rôti de veau sera-t-il cuit à merveille ? Puis, distanciée, elle cite quelques vers de Giraudoux qu'il a laissés sur un billet dans la cuisine avant de s'éclipser.
J'aperçois un enfant de neuf ans en pyjama, embusqué dans un taillis de ronces. Il a mauvaise façon, pas du tout le genre qu'apprécient les gens de bonne naissance qui font dresser leurs enfants en les consignant dans des enclos masculins déguisés en pensions : c'est mon père, Pascal Jardin. Le Zubial a l'âge d'être mon fils. De toute évidence, il n'a cure de vivre avec précaution. Je lui vois la vivacité de mes trois garçons. Déjà, illettré, il est traversé par la littérature ; ne croyant que son regard. Pressé d'imaginer ce qu'il perçoit. Préférant la vérité à la sincérité, les poètes aux géomètres. Prêt à vivre dans le grand vent de la fiction. Aucun adjectif ne lui convient ; à neuf ans, il est déjà un verbe. Percuté par l'invraisemblable d'une vie chaotique, le petit Zubial ne conjugue plus les choses en enfant. Les demi-teintes et les quarts de ton l'ennuient. Je viens vers lui.
- T'es qui, toi ? me lance-t-il.
- Ton avenir.
- Eh ben il a pas l'air drôle, mon avenir !
- Tu pensais à quoi ?
- A la mort.
- La tienne ?
- Non, je suis pas juif.
- Tu y penses souvent ?
- Des fois, je pense à autre chose. Cinq minutes par jour. Comme tous les gens bizarres qui viennent dormir ici. Quand ils ne baisent pas les filles debout.
- Debout ?
- Pour reprendre espoir m'a dit maman.
Je reste coi devant ce garnement exempté d'enfance, privé d'illusions ; déjà en prise avec la dinguerie du siècle. Et saisi par l'érotisme tout en urgences qui submerge les êtres quand la mort rôde. Ses mots cognent comme des barres de fer.
Un grondement se fait entendre. Nous apercevons au loin, sur la route, le convoi du Président Laval qui rapplique à faible allure. Deux motards casqués avec des mitraillettes ouvrent la voie, en éclaireurs, à trois véhicules lourds. Deux énormes Delahaye décapotées, garnies de flics enfouraillés, encadrent une Renault blindée de quatre tonnes commandée avant-guerre pour une visite d'Etat de la reine d'Angleterre. L'armada gouvernementale s'immobilise devant le terre-plein-terrasse situé sur le devant de la maison. Les policiers s'éjectent lestement de leurs véhicules et prennent position. Le syndic de notre faillite nationale s'extrait enfin de la Renault aux vitres bleutées anti-balles avec sa fille Josée que je reverrai un jour - beaucoup plus tard - chez Maxim's. Jean les accueille. Avec sa voix rocailleuse et sa tête jaune, Pierre Laval a l'air simple et mégalo à la fois. Animé par une modestie surexposée, ce type m'apparaît d'une arrogante humilité ; comme si les larges portes de la prétention lui semblaient ouvertes. Sans doute croit-il à son personnage doté d'une inusable cravate blanche et d'une cigarette américaine ; en oubliant combien il est plus beau d'être une personne.
Le teint crispé, Laval fixe le jeune Pascal - prêt à narguer les bonnes manières - puis regarde le Nain Jaune, comme pour s'assurer qu'il s'agit bien de son fils. Après quoi, il lui sourit longuement avant de me dévisager. Instinctivement, cet intuitif ne me sent pas. Notre contact oculaire est interrompu par l'arrivée de l'immense Mercedes décapotable à compresseur du Dr Rahn, ministre d'Allemagne, posé à l'arrière sur des coussins de cuir rouge vif.
Le Zubial ne reverra jamais plus Pierre Laval et, pourtant, son ombre aura dominé et conditionné toute sa vie ; comme la moitié de la mienne. En cet instant, nous suivons le Président du regard. Somnambulique, il pénètre avec Rahn, sa fille et le Nain Jaune dans notre maison de Charmeil, sans que nous puissions arrêter la course inquiétante de l'Histoire.
Mon tout jeune père m'entraîne alors dans la chambre de ses neuf ans. Habile, il manipule les courroies de cuir cylindriques qui commandent les volets de bois articulés pour les fermer ; puis il me déclare que nous partagerons le même lit, tête-bêche. Exalté, papa me raconte ensuite que sa maman l'a emmené à Vichy au cinéma. A l'Excelsior Palace, bondé d'enthousiasme. Il y a vu, en noir et blanc, quelque chose qui ne se regarde pas sans douleur : des femmes impossibles, des femmes comme il n'en existe pas dans sa vie. Des filles maquillées de perfection et bottées.
- Tu aimes le cinéma ?
- Ouais, c'est là-bas qu'il faut habiter, me répond-il sans hésiter. Dans l'écran, avec elles.
Et il ajoute dans un soupir :
- Pas à Vichy...
Soudain il pose un doigt sur ma bouche. Nous entendons de la musique plus exécutée que jouée. Au rez-de-chaussée, le ministre d'Allemagne s'est mis au piano avec un autre ministre, français celui-là, qui a été convié à souper. Ils jouent à quatre mains furieusement, collaborent à du faux Bach, du Mozart contrefait, du jazz-Bach, du swing-Mozart. Avec un tel entrain franco-allemand que les cordes du piano semblent sauter les unes après les autres. Au-dessus de nos têtes retentissent des pas nerveux : quelques présences furtives ont l'air de vivre dans le grenier.