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Qu'on me pardonne ce rideau de fumée.

A l'époque, mes nerfs n'étaient pas à l'épreuve de la vie.

J'étais encore hébété d'être un Jardin, réfrigéré par mon ADN. Tout comme le Zubial qui, confronté très tôt à un réel répulsif, à peine plausible, eut le réflexe de le réécrire jusqu'à son décès biologique. Mort en réalité à Vichy en 1942, papa a commencé à ne pas vivre dès l'âge de neuf ans. En se donnant tragiquement des airs de grand vivant. Il lui fallait lutter, coûte que coûte, contre sa sensation d'exister au point mort. Puis il m'a légué cette habitude de fantôme : corriger sans cesse la réalité pour la réviser, l'enluminer, la réchauffer. Et la rendre, sur le papier, moins angoissante que le monde insoluble du Nain Jaune. A coups de livres paravents, il s'est arraché à la boue gelée de ses origines.

La cécité de son père l'avait tant habitué à se défier du réel.

A présent, je renonce à notre manie commune de mettre du romanesque et de la flamboyance là où il n'y a eu chez nous que de l'inacceptable. Et la plus silencieuse des violences : l'administrative. Qu'on le veuille ou non, la comédie des Jardin (celle de nos morts) eut un antisémitisme d'Etat pour soutènement.

A quarante-quatre ans, essoufflé de menteries, je prends donc la plume pour fendre mon costume d'arlequin. Et trahir ouvertement mon lignage en racontant comment je suis allé, de secousses en séismes, vers ma vérité dépoétisée. Par étapes, souvent longues à incuber ; car il ne me fut pas possible de foncer trop directement vers la clairvoyance. Admettre l'inconcevable reste un sport éprouvant. Contester des croyances familiales calcifiées - et ratifiées par une société qui eut étrangement besoin d'y souscrire - relève de la remontée de l'Orénoque à la pagaie. L'âme s'y noie, la culpabilité s'y avive. Au point qu'au bord de l'écriture de ce livre terrible, j'ai encore été tenté d'en rédiger un autre. Pour me dérober une dernière fois. Par trouille aussi de devenir une éternelle dissonance dans ma famille ; celui par qui la honte dissimulée a ressurgi, le rabat-joie tribal. Mon éditeur Jean-Paul Enthoven, dit Dizzy, m'en a empêché in extremis. En me giflant rudement, à ma grande surprise ; comme s'il souhaitait me réveiller de ce cauchemar, me ranimer. Dois-je l'en remercier ou le maudire ? Je ne sais.

Après les étourdissements à paillettes du Roman des Jardin, voici le journal de bord de ma lucidité. Les fiançailles du chagrin et de la pitié.

Un secret longtemps français

La littérature peut tout.

En publiant en 1978 son Nain Jaune, le Zubial réussit l'impossible : transformer le grand technocrate du pire à Vichy en Nain Jaune ! En quasi-synonyme du mot enchanteur, en doublure politique de Mickey, en une carte à jouer censée porter chance. Bref, en antidote magique contre l'adversité du destin. Brusquement, notre collabo familial, bon teint mais tout de même capital, devenait dans ce livre drolatique et déchiré un personnage attachant, tout en séduction (ce qu'il était), capable de duper le sort ; et pressé de sauver les Juifs de 1942 par brassées. Quel ahurissant tour de passe-passe ! Sous la plume virevoltante et jamais prise en défaut d'humour de Jardin fils (mon père), l'homme de la scène du 16 juillet 42 se changeait en un charmeur bondissant par les fenêtres qui enchaînait les paroles émouvantes et les scènes désopilantes en pissant dans les lavabos. D'un passé effroyable, le magicien Pascal Jardin tira une fête des mots ; en mettant de la couleur là où, dans notre passé familial, il y avait eu plus de noir que de blanc.

Sidérante manœuvre littéraire qui donna lieu... à un triomphe en librairie.

La légende était partie.

Et toute la France la goba. Quoi de plus normal : les hommes préfèrent les histoires enchanteresses aux remugles des fosses septiques de l'Histoire. En cent quatre-vingt-dix-huit pages truculentes et burlesques arrachées au passé, le Zubial permettait aux Français d'aimer leurs parents, quoi qu'ils aient accompli pendant la guerre. Il leur donnait ce feu vert-là, inopiné, avec le sourire ; en faisant de Vichy - vu par ses yeux d'enfant - un lieu pittoresque d'où le mal était soudain absent. Un no man's land de la morale. Des centaines de milliers de familles, infectées   de   souvenirs   pétainistes,   furent heureuses de célébrer cette littérature absolvante. Tout le monde collabora à cette étourdissante fable jardinesque qui ensorcela la France de 1978. Tous, nous avions été, à l'instar des Jardin, des gens très bien. La presse unanime - à une seule exception près, un trouble-fête réputé vachard qui officiait au Monde - bénit les fulgurances du lutin de Vichy, félicita l'auteur inespéré et s'ébaudit devant tant de tendresse filiale. Le style effaçait le sujet. Les bonheurs d'écriture embrumaient la criminalité d'Etat. La littérature ne peut-elle pas tout s'autoriser (ce que je crois) ? L'Académie française - jamais en retard pour jeter un voile de belle prose sur le pétainisme qui lui tenait alors lieu de seconde nature - , fascinée par l'émotion que charriait ce texte  au  tremblé vrai,  jugea opportun  de décerner à papa son Grand Prix du roman ; non sans avoir zigzagué à la dernière minute, en partageant finalement les lauriers avec un écrivain de peu qui fit office de paravent. Une interview négationniste de Darquier de Pellepoix (qui succède à Xavier Vallat au Commissariat Général aux Question Juives), publiée par le magazine L'Express, venait de tournebouler les esprits. Et de réchauffer les colères mal éteintes. Les immortels, des gens bien à n'en pas douter - soudain saisis de pudeur -, craignirent, in extremis, de sacrer frontalement un livre qui, même éblouissant, pouvait passer pour une réhabilitation en fanfare de la collaboration.

Moi aussi, j'ai tout gobé.

Cet exceptionnel numéro de magie contribua - très provisoirement - à m'exonérer de toute culpabilité filiale. L'époque baignait encore dans le voisinage du degré zéro de la lucidité. Bernard Pivot, conquis, reçut papa avec enjouement à « Apostrophes » où il fit grande impression sur ceux qui l'environnaient. Personne sur le plateau de télévision n'eut la grossièreté de lui demander mais au fait, un directeur de cabinet de Pierre Laval, ça faisait quoi exactement de ses journées en 1942? Notamment les 16 et 17 juillet? Cette question - facile aujourd'hui - restait imprononçable, ou plutôt inimaginable ; comme si elle revenait à contester l'honorabilité de tant de nos familles. Et puis, on n'allait pas prier le Zubial d'expier en direct sa passion pour un père aussi exceptionnel ou le sommer d'acquitter un impôt posthume d'infamie. Le logiciel mental indispensable pour se représenter l'action passée réelle du Nain Jaune n'était pas encore installé dans les esprits de 1978 ; or l'époque ne perçoit que ce que le contexte culturel rend sensible. L'unicité de la Shoah, l'idée du statut particulier des victimes juives du nazisme et de la collaboration n'avaient pas été fixées dans les cerveaux ; d'autant que les institutions juives de ce temps-là, au rôle si ambivalent, hésitaient encore à réveiller les démons nationaux. Shoah, le film de Claude Lanzmann, n'avait toujours pas dessillé les yeux de notre nation engourdie par l'illusion de la réconciliation (sa bombe filmique n'explosera que sept ans plus tard, en 1985). L'ardent travail mené par l'incroyable couple Klarsfeld commençait tout juste à ébranler les cerveaux et à purger l'aveuglement national.

Porté par l'accueil enthousiaste réservé à son Nain Jaune, le Zubial crut sans doute, lui aussi, que l'opprobre était levé à jamais ; après avoir eu à courber la tête de s'appeler Jardin. Quelle jouissance d'être enfin perçu comme le membre d'une famille bien ! Quel intense moment de réchauffement ! Il avait raboté le réel avec maestria. Cette diversion très inconsciente - j'insiste là-dessus - le remboursait d'années d'humiliations. Dans l'immédiat après-guerre à fleur de revanches, il ne dut pas être facile tous les jours, pour ce vichyste en culottes courtes (innocent donc), d'être l'un des rejetons du bras droit de Pierre Laval.