On s'en doute, la scène du 16 juillet 1942 à l'hôtel du Parc ne figure pas au sommaire du Nain Jaune ; ni celle, plus terrible encore, où Jean dut débattre avec Laval, seul à seul dans le secret de leur cabinet, de la décision de mobiliser la police française pour vider la France de ses Juifs ; même en zone non occupée par la Wehrmacht ! Et où, entre gens bien, ils la prirent, cette décision - d'une magnitude inconcevable - qui ne pouvait pas être entièrement arrêtée par un exécutant de moindre calibre comme René Bousquet ; même si son rôle reste crucial. Ni toutes ces scènes nauséabondes où le Nain Jaune relut, annota et rectifia scrupuleusement - c'était son boulot de dircab - les projets de lois et de décrets qui, rédigés par d'autres, amplifièrent l'aryanisation des entreprises réputées juives. Entendez la spoliation légale des Français juifs que Vichy mena avec une rage particulièrement opiniâtre ; tout en voulant contrôler cette aryanisation, en se défiant toujours de la stratégie de l'occupant. Recalant sans cesse les demandes d'exemptions (sauf pour quelques amis...). Et allant jusqu'à nommer cinquante mille administrateurs de biens dits juifs. Une paille...
Le Zubial - inapte à une clairvoyance autre qu'intermittente - préférait emmener ses lecteurs sur les territoires touchants de la passion filiale. En détaillant avec cocasserie l'épisode où le Nain Jaune cacha dans les combles du domicile familial, à deux pas de Vichy, son ami l'historien Robert Aron. Un intellectuel juif longiligne qui eut la chance, quasi miraculeuse, d'être de son milieu social ; en un temps où la solidarité des élites françaises n'était pas un vain mot. Et où le fretin des enfants d'Israël était bon pour les rigueurs de la législation de son gouvernement raciste. On sauve le penseur breveté en sacrifiant le fourreur aux mains calleuses ; histoire de prendre des garanties pour l'avenir, à tout hasard, et de se coucher le soir en conservant ce minimum d'estime de soi sans lequel l'exercice de la vie devient amer. Fallait-il que papa souffrît de toute son âme pour en arriver là... et chasser l'évidence de son cœur : son tendre Nain Jaune avait bien été l'indispensable complément des antisémites éliminationnistes. L'outil affûté de leurs pulsions. En un moment de notre Histoire où le subtil distinguo entre postes politiques et fonctions purement administratives (supposées irresponsables) relevait de la tartufferie ; de la ruse psychique qui permettait à bon compte aux acteurs de cette politique noire de débrancher les capteurs de leur culpabilité. Aller plus loin dans la lucidité aurait probablement détruit mon père. Sans doute lui fallait-il mentir comme il respirait pour continuer à respirer. S'oxygéner de fariboles, c'est parfois l'ultime recours.
D'autant plus que le Nain Jaune ne fut pas le directeur de cabinet d'un Président aux attributions rognées. Depuis son retour aux affaires, fin avril 1942, Laval cumulait la présidence du Conseil, le portefeuille de l'Intérieur, celui des Affaires étrangères et, d'une main cynique, celui de l'Information. Son directeur de cabinet se trouvait donc perché en haut d'un édifice gouvernemental exceptionnellement vaste.
Mais l'absolution complète - et disons-le la stupéfiante cécité collective - ne fut portée à son point culminant que deux années plus tard, lorsque le Zubial publia la suite du Nain Jaune, La Bête à Bon Dieu. Peu avant l'été 1980, quelques mois avant son décès clinique. Devinez quel homme bien, transporté d'admiration, consentit à écrire la postface de ce livre magnétique ?
François Mitterrand, of course.
Dont on ignorait alors les accointances troubles avec Vichy ; et la fidélité durable à René Bousquet. Deux taches noires dont le rassembleur de la gauche du programme commun n'était pas encore étiqueté.
Quelle apothéose ! Pensez, le timonier de l'humanisme laïc et républicain venait bénir les mânes de mon aïeul. Et l'exhausser au rang d'éminence grise intouchable. A l'âge de quinze ans, comment aurais-je pu soupçonner un tel pot aux roses, dont le premier secrétaire du Parti socialiste français se portait publiquement garant ? Au point d'associer son crédit moral - à son zénith en 1980 - à la publication de La Bête à Bon Dieu qui célébrait à chaque paragraphe les mérites indéniables du Nain Jaune, ses vertus nombreuses et son influence politique occulte ? Soudain très fier de mon patronyme, je me figurais que mon grand-père, incarnation de l'audace et de la probité tricolore, s'était toujours tenu dans ses fonctions aux avant-postes de la vertu civique.
Dans un contexte pareil, et face à de telles cautions, comment ai-je fait pour changer de focale ? et fendiller nos croyances ? Dieu qu'il m'en a fallu du courage pour désespérer. Au début, si peu d'éléments s'offraient à moi. Relier des pointillés suspects, passer outre des dogmes claniques bunkerisés, faire l'effort de me représenter ce que notre culture ne permettait pas encore de saisir, tout cela fut si oppressant que j'ai appris à paraître gai. A siffloter pour échapper au chagrin. Jusqu'à en écrire des romans gonflés d'optimisme...
Quelle incroyable difficulté d'entrevoir une vérité que l'on ne sait pas percevoir ! Surtout des actes dégradants, aux antipodes de l'idée radieuse que ma famille se faisait de cet homme bon, tellement miséricordieux et si responsable. On doute à chaque pas, de soi-même avant tout.
Contre toute attente, c'est ce séduisant Nain Jaune signé par mon père qui fit de moi un héritier coupable ; en me permettant indûment de tirer gloire de mon lignage. Soudain, il y eut chez nous enrichissement sans cause, addiction à une mythologie fallacieuse. Si le Zubial s'était abstenu, peut-être aurais-je cru que le monde commençait avec ma génération. Cette defonce littéraire, je la paye au prix fort.
La petite Juive
J'ai dix ans, peut-être plus. L'été suisse me réchauffe. Je lézarde en vacances à Vevey chez mon grand-père que j'adore. Et qui, pour me faire rire à table, caresse sa serviette en lui donnant la mobilité alerte d'un petit lapin. Ma mère, elle, ne le sent pas. Sa violence contractée l'inquiète, me dira-t-elle plus tard. Elle a soin de vivre ; lui d'assurer sa survie. Ce que j'ignore alors. Le vieux fauve policé et séduisant m'impressionne bien un peu mais je suis fier d'être le petit-fils de cet homme sûr de lui et dominateur ; même s'il est de petite taille. Sa culture est si vaste qu'il me fait l'effet d'un juke-box de citations.
Je me suis réfugié au dernier étage de la propriété des Jardin, la Mandragore. Une bâtisse ancienne et stylée qui s'élève au bord des brumes du lac Léman, dans les fines couleurs ardoisées d'un paysage aquatique ; celui de la Riviera vaudoise. L'endroit est ceinturé du rempart de nos rêves. Je suis blotti dans le lit moelleux de Zouzou, la secrétaire et maîtresse de mon grand-père. Son grand lit se trouve curieusement aménagé dans une alcôve qui forme le cul du bureau du Nain Jaune, au deuxième étage. Ce renfoncement obscur est comme protégé par des rideaux. Je m'y suis lové pour savourer des albums de Tintin, chapardés à l'un de mes oncles ; sans avoir demandé son autorisation.
Mon grand-père pénètre dans le bureau arrondi qui forme une rotonde et dont les larges fenêtres ouvrent sur un parc très dessiné descendant vers le lac. Zouzou est à ses côtés. Une liane aux cheveux tressés. Un morceau de candeur qui le repose sans doute de l'enchevêtrement de ses arrangements intérieurs. Elle et lui ouvrent une fenêtre et s'y appuient pour fumer, avec des nonchalances d'après-midi chaud. Derrière les rideaux, je les aperçois tous deux comme à travers une gaze. Je devine que le vieil homme dépose un regard compliqué sur la nuque ingénue de la jeune femme. Ne sachant trop si j'ai le droit d'être là, dans le lit de Zouzou, je me tais.