Naturellement, on lui confia le préceptorat de papa.
Début 1981, j'ai connu cet Abellio ardent à personnifier l'obscurité et la passion du complexe. L'amour de l'emberlificotage était bien sa vitalité, sa ressource majeure. Orphelin désorienté de quinze ans, je cherchais un guide afin de m'aider à rédiger une nouvelle Constitution pour l'Europe (l'un de mes premiers écrits). Personne, évidemment, ne m'avait orienté vers une ambition plus à ma portée. Ayant entendu dire à Vevey qu'il avait illuminé mon père après la guerre (au sens le plus casse-gueule du terme), je m'étais rendu chez lui pour lui poser quelques questions. Retranché derrière d'épais hublots, censés réduire sa myopie (tâche impossible), Abellio m'avait aussitôt lancé un regard sévère et déclaré qu'il ne pouvait en rien m'aider :
- Je vais mourir sous peu, peut-être dans les cinq minutes, et je dois terminer mon œuvre ! Vite, la mort me talonne.
Sans même me raccompagner à la porte, il s'était alors enseveli dans le trou noir de sa pensée perfectionnée et avait commencé, sous mon nez, à noircir frénétiquement des pages. Jusqu'à en asphyxier son système perceptif. Pour la première fois de ma vie, je fis alors l'expérience étonnante de la transparence totale. Littéralement, Abellio cessa de me percevoir. Je suis alors sorti avec ma trottinette, décontenancé que le maître de mon père ait eu à ce point le talent de ne pas voir un être humain lui faisant face.
Comme si l'aptitude à la cécité avait été la marque même des intimes de notre univers. Le code qui permettait d'entrer dans notre clan féru d'aveuglement. La disposition cardinale qui rendait un tiers fréquentable à nos yeux. La qualité française requise pour frayer avec les Jardin sans les réveiller du somnambulisme qui les protégeait de l'horreur d'un réel révoqué.
Un jour que je prenais un café avec Frédéric Mitterrand, déjà ministre de la Culture, pour défendre mon association qui promeut la lecture dans les écoles[9], je n'ai pas résisté à la tentation de bifurquer vers notre mémoire commune. Je lui ai alors demandé comment son papa, Robert Mitterrand, avait pu pendant des années venir prendre livraison de l'argent du patronat - en liquide - dans la suite du Nain Jaune, à l'hôtel Lapérouse. Ces valises de billets de banque fripés, m'avait expliqué Zouzou toujours aimable avec les enfants, finançaient alors les campagnes électorales de son frère François. Ce qui revenait tout de même à approvisionner la gauche française en numéraire chez l'ancien directeur de cabinet de Pierre Laval ! Je voulais également savoir si son père avait éprouvé ou non de la gêne à séjourner régulièrement chez nous avec sa deuxième femme Ariette, à Vevey, dans ce temple du vichysme non repenti.
- Que pensait-il ? ai-je conclu.
- Je crois, me répondit Frédéric Mitterrand avec beaucoup d'émotion contenue, qu'il ne pensait pas. Ces gens-là ne pensaient pas ! Ils ne s'embarrassaient pas du réel.
Dans son œil, j'ai alors vu la douleur muette d'un homme qui, lui aussi, avait dû être esquinté par une famille de gens très bien où l'on pratiquait une cécité intensive. Une manière particulière de discerner ce qui était visible et ce qui ne le serait jamais. En triant sans vergogne parmi les indécences qui méritaient d'être distinguées ou annulées.
Les Mitterrand et les Jardin partageaient alors cette aptitude infernale ; ce génie noir du détachement qui autorise tout. Frédéric en est sans doute devenu un gay magnifique, moi un Juif taciturne. A chacun sa porte de sortie.
Auschwitz chez les Jardin
Le Nain Jaune avait persécuté - administrativement s'entend - les Juifs ; mon premier grand amour d'adolescence fut donc une Juive. Nathalie, une jolie fringante, viveuse et pétillante, était la fille d'une déportée à Auschwitz. Comme s'il m'avait fallu, à tout prix, crier chez nous ce qui était récusé.
Presque tous les Jardin connurent cette tentation de la liaison juive ; de l'amour verboten en 1942.
Nathalie W. eut sans doute, elle aussi, d'autres comptes à régler avec sa propre famille aux archives si lourdes ; je le suppose. Sa mère, madame W., craignait-elle de me meurtrir en risquant une allusion à mon ascendance si spéciale ? Je ne sais. Généreuse, elle se montra toujours avec moi, dans leur appartement de la rue Daru, d'une émouvante discrétion et consentit même à ce que sa fille vînt en vacances chez les Jardin, à Vevey ; autant dire à Vichy-sur-Léman.
Scène incroyable d'électricité.
Juillet 1981. Une Juive tatouée et arrêtée par la police de Vichy conduit sa fille chérie chez son amoureux, au domicile même du haut fonctionnaire qui pilota le cabinet de Pierre Laval le matin de la rafle du Vél d'Hiv en 1942. Pour l'y laisser s'ébattre, faire du ski nautique et être contente.
Cet été-là, celui de mes seize ans, je n'avais pas encore pris totalement conscience du passé rétracté du Nain Jaune ; et de son implication génocidaire assez directe. Mais tout en moi subodorait l'insoutenable. Je ne savais pas au juste quelles émotions je maniais en invitant la mère de Nathalie à venir la déposer chez nous, en Suisse ; mais, mû par une force trouble qui cognait en moi, j'entendais à tout prix commettre ce qui m'apparaissait bien comme une provocation.
Les miens allaient-ils voir enfin ?
Même si la photo de Pierre Laval qui trônait pieusement sur le bureau du Nain Jaune avait été retirée en 1976 (par qui ?).
La voiture de M. et Mme W. entre chez les collabos en vacances : ma famille. L'air de rien, en affectant une désinvolture très déplacée, je les ai tous prévenus du passé concentrationnaire de la mère de Nathalie ; ce qui ne suscita aucun commentaire de la part des miens. Une Juive ? demanda simplement un ami de la famille. Une Israélite, corrigea aussitôt un Jardin de passage qui semblait ignorer que le mot Juif n'est pas une injure à atténuer et qu'il n'est donc pas indispensable de le remplacer par un autre.
La voiture avance dans le parc. Mon amoureuse épanouie surgit enfin d'une portière et m'embrasse. Elle est d'une gaieté tendue.
Sa mère, un peu sonnée, sort du véhicule.
Sa mauvaise santé de fer la soutient ; comme toujours.
Son regard embué se heurte au mien. Nous nous sommes compris. Elle me sourit ; je lui renvoie d'un regard toute ma tendresse. Soudain j'ai froid et honte de l'avoir attirée chez le Nain Jaune, d'être qui je suis malgré moi ; sans possibilité de révoquer mes gènes. Le père de Nathalie a l'air sur ses gardes. Va-t-il déguerpir ? J'embrasse Mme W. et vois illico qu'elle a pris soin de mettre une robe légère aux manches courtes ; un vêtement qui laisse voir son tatouage violacé hérité d'Auschwitz. La température clémente n'est sans doute qu'un prétexte. Son drapeau est hissé ; le nôtre est invisible.