— Pour un homme quelque peu psychologue, il est clair que vous avez un secret, Vera. Un secret en forme de chagrin. Histoire de cœur ? Si vous me trouvez indiscret vous n’êtes pas obligée de me répondre…
Une ombre passe sur son visage, comme disent puis les romanciers à chevrons. J’ai toujours remarqué chez les plus grands, chez les plus cons : l’ombre qui passe sur le visage. Ça rappelle, tu sais, quand tout à coup, en interceptant le soleil, un nuage importun assombrit le paysage. Une seconde avant, tu croyais qu’il était toujours ainsi, à tremper dans une glorieuse lumière, le paysage, mais non, y a des moments où le panorama le plus enchanteur te fait la gueule.
— Je crois savoir que tout le monde a ses problèmes.
Je sors la bouteille de champagne du seau, ruisselante comme le cul d’un bébé qu’on vient de baigner et la pose en équilibre sur ma tête, et ensuite je me mets à loucher, à tordre la bouche comme le fait Jerry Lewis, si tu veux bien te rappeler.
Vera me zieute, abasourdie. Elle finit par éclater de rire.
— Mais pourquoi faites-vous ça ?
— Pour vous faire oublier ce qui vous tourmente. L’espace d’un instant, vous n’y pensiez plus et vous avez ri. Alors si on tisse des tas d’instants de ce genre, si on en fait un filet protecteur, à toutes petites mailles, qui empêchent le spleen de passer, vous finissez par changer de cap.
— Je n’en ai pas envie, déclare-t-elle farouchement, ayant deviné que je raffole des adverbes.
— Il ne faut pas se complaire dans le chagrin ; c’est inhumain. Tout individu est fait pour bouffer du présent à pleines dents ; le passé ne doit pas occuper davantage de place dans sa vie que les chansons écoutées à la radio au cours d’une journée. Une chanson ça dure trois minutes et immédiatement après on passe une pube sur la Fiat Machin ou la lessive inéchangeable. Cela dit, vous pourriez me raconter votre problème, ça soulage toujours. Et ce serait sans conséquence. Je ne suis qu’un monsieur qui marche à côté de vous un moment, au hasard des hasards…
Elle s’est gelée dans son fauteuil élégant, en acajou dépravé et cuir stimulé.
Je verse du champ’. Les bulles se bousculent avec un bruit de papier chiotte froissé[1].
— Vous me permettez d’essayer de deviner, Vera ? susurré-je d’une voix pour lumière tamisée et vent qui souffle à la porte.
Elle hausse les épaules. Ça veut dire oui, tu penses ? Ou simplement « Essayez toujours, puisque vous vous croyez malin ? »
— Bon : un beau jeune homme, brun, bronzé, avec des dents de loup venant de dévorer le conseil d’administration de la maison Colgate a eu l’audace de se détacher de vous…
Elle a une moue méprisante.
— Zéro pour la perspicacité.
— En tout cas, il est question d’un homme ?
— Oui.
Je l’agace ; elle préfère me narrer pour avoir la paix.
L’aventure est juteuse. Son père est un industriel de Santiago. Il reçoit beaucoup. L’un de ses amis est tombé amoureux de Vera. Un diplomate de cinquante carats, marié, père de famille, déjà grand-père. Il a osé « se déclarer », comme on dit dans la littérature du siècle dernier et dans les perceptions actuelles. Vera a « répondu à sa flamme ». Une liaison passionnée en a résulté. Le grand amour. La chose s’est sue. Scandale ! Les vieux de Vera ont fait un foin monstre. Sa mère est allée « parler » à l’épouse bafouée du diplomate. Vie intenable ! On a séparé les amants terribles. Son vieux julot a perdu les étriers (il était capitaine de réserve dans la cavalerie chilienne). Une nuit, à bout de chagrin, il a écrit une lettre déchirante à Vera, une babille si émouvante qu’elle aurait filé la diarrhée verte à Chopin, Musset, Lamartine, Krazucki et Nerval. Et puis, et puis, le malheureux génaire s’est tiré une praline dans le bocal, poum ! Fin en apothéose du roman d’amour. Et tu voudrais qu’elle oublie Augusto-Fernando, toi, sale con ? Mais Dieu de Dieu, l’évoquer, c’est son ultime panard en ce monde, Vera. Désormais, elle consacrera chaque heure de sa vie au culte de ce merveilleux amant, si expérimenté, si déchirant, si flamboyant. Il ne fera que grandir dans sa mémoire, qu’y devenir plus resplendissant à mesure que passera le temps. Ses fumiers de parents peuvent l’envoyer tourniquer à bord d’un paquebot grec dans le bassin méditerranéen avec l’espoir qu’elle rencontrera un beau jeune homme bien chibré, qui l’emplâtrera grand veneur et lui fera oublier son vieux kroum, ils ont le bonjour d’Alfred, avec, en prime : son Lorenzaccio, ses Caprices de Marianne, son Fantasio, sa Confession d’un enfant du siècle, ses Nuits, sa barbe et ses quarante-huit ans. Les sales sagouins meurtriers ! Tueurs de passion ! Suicideurs de quinqua ! Mouchards !
Elle pleure.
Je respecte ses larmes. Mal barré, l’Antoine. Ce que je croyais avoir gagné comme terrain n’était que de la barbe à papa. Tu ne peux pas lutter contre un vieil amant mort.
Je fais, à tout hasard, signe au loufiat de rapporter une seconde roteuse. Ces boutanches, c’est comme la dinde pour Victor Hugo : y en a trop pour un mais pas suffisamment pour deux.
Elle dit que ça tourne lui tête.
Je propose un viron sur le pont lune (de jour, il devient sun deck).
Elle veut bien.
La nuit est semée d’étoiles, d’un beau bleu profond. La mer a des reflets d’argent, la mer ; des reflets changeants, sous la lune. Une brise de nuit, marine avec ça, s’il vous plaît, fait frissonner ma jeune compagne.
Sans un mot, très chevalier Ajax ammoniaqué, j’ôte ma veste de smok pour la déposer sur ses épaules.
— Mais et vous ? balbutie-t-elle.
Je ne réponds rien. Vais m’adosser à la rambarde.
— Regardez le ciel, petite…
Oui, bon, elle lève la tête vers le firpapa, pardon : vers le firmament.
La Voie lactée non écrémée est là, immense, qui scintille presque aussi fort que la Méditerranée. Faudrait mettre un air de violon solo en sourdine, ou mieux, jouer du saxo comme le gonzier de tout à l’heure qui strangerizenailleguetait tout ce qu’il pouvait, les joues plus gonflées qu’un cul de camionneur. Papoupi poula poulalalèère. Very Cannes, very Antibes, very Nice.
Elle mate donc les nues infinies.
— Vera, je chuchote, quand vous levez la tête, la nuit, dans votre pays, vous apercevez d’autres étoiles, n’est-ce pas ?
— Oui.
— Celles-ci vous dépaysent un peu, non ? Vous avez le sentiment confus de vous trouver sur une autre planète, à cet instant. Le pont du paquebot vibre, le navire fend l’immensité, tout est différent. Et moi qui vous parle, je suis différent des hommes de chez vous.
— Plus ou moins ; les hommes sont partout pareils.
Merde, elle me casse le raisonnement. Je continue vaille que vaille :
— Il n’empêche que j’ai une autre gueule, d’autres manières si mes instincts restent les mêmes.
— Ça oui, fait-elle avec un sourire.
— Vous êtes de l’autre côté de la terre, Vera ; de l’autre côté de votre chagrin ; donc, vous devez vous adapter aux nouvelles conditions de vie.
— C’est quoi, les nouvelles conditions de vie ?
— Je crois bien que c’est ça.
Et je prends sa tête entre mes mains, pose mes lèvres sur les siennes, lui dégoupille l’entrée des artistes du bout de la menteuse pour une petite visite de politesse. Elle se laisse faire ; raide (moins que moi cependant), la respiration calme ; à croire qu’elle subit un traitement en ayant décidé d’être courageuse.