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Et moi, dans le bordel d’Ephèse, je me rappelle étroitement M. Anatole, sa position cambrée, ses mains agrippeuses aux doigts plantés en pleines miches, le cher homme ! Et tous ces tourbillons qu’il décrivait avec son petit cul triste et qui tant les faisait clamer, les dadames en goguette.

Un petit bruit. Comme la nuit dernière sur le pont du barlu. Une sorte de clic étiré. J’efforce de me retourner (oui, oui : en réalité je m’efforce, mais j’emmerde les verbes pronominaux). Ne vois rien. Alors, je reprends ma besognante besogne, essayant de retrouver les beaux tourbillons de M. Anatole, avec des ponctuations brusques qui, chaque fois, surprenaient ses partenaires bien qu’elles les attendissent. Un brutal piqué, plaoff ! profoundly, Ninette ! Godmiche is good for you !

Je mets tout mon art, puisant dans ma mémoire infaillible, retrouvant des arabesques suprêmes, des vrilles coquines, des plongées dévastatrices.

La séance est fuligineuse.

Et même mieux que ça encore.

Maintenant, la Danoise ne prend plus appui, elle pantelle. Poupée de cire, poupée de son. Je m’appuie la double manœuvre, devenant simultanément l’objet de son équilibre et de son déséquilibre. Il y a de beaux moments dans la vie.

Des bruits de pas me poussent à presser la conclusion.

Finir sans bâcler. Very important ! Je procède au mieux. Elle vraoummm haouououou un gigantesque coup qui doit rouler dans les collines pelées du voisinage.

C’était très réussi, Mme la marquise. Impec sur tout le trajet. Le T.G.V. ? Battu !

Je la soutiens jusqu’à ce qu’elle ait réussi à s’asseoir sur une dalle qui en a vu d’autres.

Et quand je me retourne, j’avise quinze personnes sidérées, au premier rang desquelles la ravissante Vera.

C’est bien la vérolerie dans le chantier, non ? Elle les verra toutes, Vera. Je peux tirer une croix de Lorraine sur nos relations. Frssst, chuchote la fermeture Eclair de mon bénouze en se refermant.

— Je vous fais remarquer, mesdames et messieurs, que nous sommes dans une maison close, je leur dis-je avec un franc sourire d’homme libéré.

Une Lady anglaise fait semblant de s’évanouir. Vera se sauve. Les autres se marrent.

Y a même un vieux Ricain, rouge comme un cul de babouin, qui se permet d’applaudir.

INTERLUDE

Le Tout-Puissant ferma le dossier qu’il était en train de compulser et appuya sur un bouton.

Un panneau coulissa dans le mur de la pièce, révélant un écran de dimensions moyennes.

Le Tout-Puissant était seul dans son P.C. Il détestait la compagnie. Ses subalternes étaient réduits à l’état d’ombres furtives et de voix chuchoteuses. Il aimait la solitude comme un grand malade aime son lit. Elle constituait pour lui une nécessité.

Il pressa un second bouton. Les rideaux de la pièce se fermèrent automatiquement, l’obscurité se fit, seulement troublée par une lumière rougeâtre placée au ras du plancher, suffisante pour permettre au Tout-Puissant de se mouvoir sans buter dans les meubles.

Il quitta le fauteuil de son bureau pour en gagner un autre, plus bas, pourvu d’un repose-jambes. Il se déplaçait lentement, d’une démarche mécanique ; chaque pas lui coûtait, tout mouvement impliquait un effort.

Il s’assit pourtant avec légèreté et saisit le bâton noir de télécommande placé dans une niche de l’accoudoir. Le Tout-Puissant l’actionna.

L’écran s’emplit brusquement d’images. Elles intéressèrent d’emblée le Tout-Puissant qui s’abîma dans une trouble contemplation. Il gardait le regard fixe. Ses lèvres entrouvertes laissaient filtrer un souffle menu, un peu haletant.

Il « visionna » la totalité de la cassette ; puis la rembobina pour se la projeter une seconde fois. Ses yeux ne cillaient pas, tels ceux de certains reptiles.

Quand il atteignit la fin de cette deuxième projection, le Tout-Puissant resta immobile au sein de la pénombre, repassant dans son esprit les images qu’il venait de contempler.

Il enclencha la cassette une troisième fois. Pour cette nouvelle projection, il chaussa son nez de lunettes sans monture. Une odeur bizarre flottait dans son P.C. : cuir ciré et pharmacie…

Une demi-heure s’écoula encore. Le Tout-Puissant regagna son bureau et goba une pilule puisée dans une boîte en or posée sur son sous-main. Il l’avala sans l’assistance d’aucun verre d’eau ; il avait l’habitude.

Après quoi, il abaissa le contacteur de l’interphone.

— Venez, Kriss !

Ce fut tout. Il ne s’écoula pas une minute avant que le dénommé Kriss apparaisse. C’était un homme jeune, un peu empâté, au visage bistre et au regard de braise. Il portait un complet noir très bien coupé et des chaussures étincelantes qu’il cirait lui-même, par maniaquerie. Chaque matin, il leur consacrait une heure de son temps, les fourbissant avec une technique rare. A la fin, ses souliers n’avaient plus l’air d’être en cuir, mais en marbre noir ou en ébène.

Il resta près de la porte, silencieux, attentif.

Le Tout-Puissant dit d’un ton très bas :

— J’ai changé d’avis. Voulez-vous brancher cette cassette, je vous montrerai.

L’arrivant s’exécuta. Il agissait silencieusement. Sa mise noire le rendait presque invisible. Il actionna le bâton de commande à distance. Les images se jetèrent sur l’écran et reprirent leur rythme un peu saccadé.

Au bout d’un moment, le Tout-Puissant laissa tomber un « Stop » à peine audible. Kriss interrompit la projection, une image fixe demeurait sur l’écran.

— C’est cela que je veux ! fit le Tout-Puissant ; le sujet me paraît plus vigoureux.

Kriss s’inclina et sortit.

Chapitre VII

ELLES SONT COMME ÇA !

Nous nous séparons sur le quai de Kusadasi, tandis que Mustafa continue de nous fustiger d’un œil verdâtre, comme quoi il trouve qu’on attige avec les ruines de son beau pays. Boxon ou pas, ça se respecte, les œuvres d’art, et limer comme des brutes dans des lieux quasiment sacrés, merde, faut être des dépravés de la pire espèce pour se le permettre. Ça l’étonne pas, venant d’un Français, Kemal ; des gens juste bons à ça (mais alors excellents, je lui riposte du regard). Danoise, ça lui paraît moins évident. Il s’en faisait une autre idée du royaume d’Hamlet (aux fines herbes), mais enfin, les mœurs partent en quenouille. N’a-t-il pas été le premier à faire se dévoiler les dames turques, cézigue ? Avant lui, c’était le Moyen Age. Il a cru bien faire. Seulement de là à enfoutrailler Ephèse, y a un sacré coup de queue à franchir, non ?

Je roule la galoche du départ à Selma ; lui promets qu’on va se retrouver à Alexandrie dans deux jours. On a consulté nos programmes : ça concorde.

Promesse de filou. Ma pomme, je sais que je vais avoir d’autres chattes à fouetter ; mais la perspective des retrouvailles rend plus supportables les séparations.

Je la regarde s’éloigner dans son coquinet short jaune difficilement réintégré. Son bateau bleu fumasse contre le môle. Le mien, tout blanc, en fait autant de l’autre côté du quai. La chaleur cigogne dur. Toute proche, l’île aux Oiseaux, devenue presqu’île grâce au génie humain, donne des envies d’expatriation, tant elle paraît accueillante et préservée. Une construction choucarde se dresse sur le roc. Ah ! s’enfermer là, avec l’œuvre de Raymond Aron, des conserves et six gonzesses en ordre de marche ! Un transat ! Et puis la grande bleue, les oiseaux blancs, le va-et-vient des paquebots bourrés de connards. Un vrai velours !