Je veille sur son anéantissement. Parfois, ne peux me retenir de déposer un baiser furtif sur sa bouche, comme l’oiseau dépose un duvet au creux de son nid.
Il fait doux dans ma cabine climatisée. Le silence est revenu à bord ; le temps suspend son vol au fil d’étendage du bonheur. Je voudrais demeurer ainsi toujours.
Tous ces Lévy en lévite, avec leurs longs frisottis qui dégoulinent à hauteur des épaules et qui, face au mur des Lamentations, accomplissent de brèves courbettes saccadées, pourraient sembler ridicules à qui n’appartient pas au judaïsme. Pourtant, quand tu les observes un moment, tu n’as plus envie de sourire. Quelque chose de fort, d’impressionnant, te gagne. Ils ont la foi, le courage de leur foi, la force de l’exprimer à la face du monde, dans le crépitement des Kodak. Ça devient impressionnant d’abord, puis contagieux. Dans tes tréfonds, point une vague nostalgie d’Occidental blasé, exilé dans les louches territoires de l’incrédulité. L’Arabe qui se prosterne en direction de La Mecque, le bouddhiste qui s’allonge à plat ventre dans un temple, le juif qui accomplit ce mouvement de balancier, d’échassier pris de vertige, eux tous créent quelque chose de grand : une certitude. Et nous autres, paumés des petites vies foutriques, nous, avec nos esprits forts, nos églises vides, nos prières oubliées, nos oraisons taries, que faisons-nous, sinon promener notre scepticisme d’un bistrot à l’autre ? A remâcher des philosophies négatives pour se persuader que nous sommes intelligents, supérieurement intelligents, que les pièges à cons, merci bien, ça allait pour les culs-terreux du Moyen Age ; mais que « Dieu merci », on est adultes, affranchis complets et qu’on peut sortir sans son ange gardien.
La foi, c’est pas le plus important, les gars. Ce qui l’est, c’est la poésie qu’elle implique. Ce qui compte, c’est pas de croire en Dieu, mais de faire semblant d’y croire. De vivre en lui laissant sa chance, pas le rebuffer à tout jamais.
Un soir que je dînais tout seul dans notre cuisine, j’ai mis le couvert de papa en face du mien ; de mon papa qui est mort. Je savais bien qu’il ne viendrait pas s’asseoir, qu’il ne déplierait pas sa serviette, seulement en faisant cela, j’ai créé de « l’enchantement » dans cet instant mesquin que traverse un type en train de bouffer seul. En fait, je n’étais plus réellement seul, j’étais attablé en compagnie d’un impossible espoir. Quelques ustensiles disposés dans l’ordre convenu, et puis papa était un petit peu moins mort, que tu me croies ou non.
Mais à quoi bon vouloir te faire piger l’impossible, l’impalpable ? Je suis un auteur téméraire, dans le fond.
Les hommes ayant le droit de descendre dans la crypte qui sert de synagogue, je m’y rends. La scène de l’extérieur se poursuit ici. Quelques fidèles sont assis. Un petit garçon tenant un livre ouvert dans ses mains s’approche de son père et lui présente l’ouvrage. Le père ferme le livre et le tend à baiser à l’enfant. Puis le lui rend. Le môme va déposer le book sur un rayonnage. Il est rouquin, le lardon, avec déjà de longs favoris frisottés, une calotte de feutre, un petit costume de velours noir enrichi de broderies.
— Pittoresque, n’est-ce pas ? me fait un gros homme rougeaud, en bras de chemise et pantalon de jean qui doit être, à l’origine, le bénard d’un éléphant que l’homme a chouravé au pachyderme du temps qu’il était aux chiottes.
J’opine.
Le gros type est d’un blond albinos peu comestible. Sa gueule est striée de veines bleues. La calotte de carton dont on oblige les touristes à se couvrir le chef avant d’entrer céans lui donne l’air plus ridicule que nature.
— A propos, fait-il, il y a un petit changement au programme.
Je le regarde sans piger. Il fait tellement anodin, gros sac à merde, transformé en touriste par les exigences de l’été.
— Quel programme ?
— Ce n’est plus la petite Chilienne que vous devez emmener au Caire dans votre hôtel, mais la Danoise d’hier.
Il m’adresse un clin d’œil coquin.
— Celle à qui vous avez si bien fait visiter Ephèse. Vous avez tout compris ?
— Parfaitement, merci.
Le gros veineux ajoute :
— Le bateau de la Danoise arrivera à Alexandrie deux heures après le vôtre.
— Je le savais déjà.
— Alors tout est pour le mieux.
Il sort un mouchoir immense de son immense poche pour torchonner son immense front rouge. Il a un sourire variqueux. Je constate que ses chailles sont plantées de traviole et que les moins noires sont brun foncé.
L’homme gagne la sortie. Un grand rectangle de lumière le happe, ne laissant de lui qu’une ombre ronde qui pourrait être celle d’Obélix.
« Bon, réagis-je, et si je le filochais un peu, juste pour dire ?… »
Mon gros messager a quitté la foule et marche dans Jérusalem. Il va d’un pas flânant, ce qui rend sa suivure aisée.
On déambule par de larges avenues bordées de constructions en pierre très blonde. Elles font l’unité de cette fabuleuse ville qui en manque tant au plan racial et religieux. Ici, tout est harmonie, mesure. L’architecture s’intègre au paysage biblique. Aucune faute de goût. On aimerait oublier le conflit endémique et vivre ici, dans l’une de ces demeures. Des murmures d’eau sourdent des jardins à la végétation échevelée.
Et puis on gagne le centre. On oblique sur le quartier arabe. Alors là, ça grouille, espère ! La marmaille en grappes, des allées étroites, obscures. Des passages gardés par des militaires… Une dame touriste s’arrête pour tendre un bonbon à un gamin assis sur un porche ténébreux. Une grosse femme surgit, la mère du petit. Elle adresse un grand sourire de remerciement à la touriste, puis lui crache dessus lorsqu’elle a tourné le dos. Chacun mène son combat avec ses moyens. Et que veux-tu qu’on y fasse ? Peut-être que si elle crache, c’est qu’elle s’en croit le droit.
Mon gros rougeaud (j’ai pas dit mon Clos Vougeot) s’arrête pour laisser passer une étrange procession. Un groupe de jeunes coltinent une croix grandeur nature en chantant. Ils chantent en anglais. Et celui qui coltine la croix retrouve Jésus sous la charge bien qu’il ait une gueule ronde, des yeux clairs et des fringues d’aujourd’hui.
Pendant que je suis stoppé, une gamine étriquée, toute brune de peau et de crins, avec des jambes un peu torses, me dit :
— Tu as tort de suivre le gros homme ; tu dois t’en retourner tout de suite.
Elle est si chétive. J’ai envie de la questionner pour tenter d’apprendre qui l’a chargée de ce message, mais à quoi bon ? Cela ne donnerait rien de fameux.
Je lui tends un billet d’un dollar qu’elle ne prend pas. Alors je le renfouille et fais demi-tour. Jusque-là, je suis grassement payé, je nage dans l’opulence et je baise à m’en décrocher les joyeuses, mais question enquête, je n’ai pas progressé d’un micron.
— Où étais-tu passé, je mourais d’inquiétude, me dit Vera.
On s’est séparés devant le mur des Lamentations, par la force des choses puisque les matous vont d’un côté et les fumelles de l’autre.
Je lui raconte n’importe quoi de plus ou moins plausible qu’elle n’écoute pas, tout au bonheur de m’avoir récupéré. Il est temps de regagner notre car.
Le guide brandit son petit drapeau blanc comme s’il allait réclamer un cessez-le-feu et le troupeau le suit, pas à pas, les nougats lourds de fatigue, le Kodak gavé, le gosier en os de seiche. Tout de même, les bons touristes s’arrêtent, malgré les exhortations du guide, pour acheter des vues panoramiques aux petits marchands arbis. Notre mentor qui doit palper un bakchich (c’est pas de l’anglais, c’est du persan) promet une halte dans un bistrot-bazar en cours de route, afin d’entraîner sa troupe à l’assaut du bus. Les petits vendeurs nous suivent. Les braves gogos achètent en marchant et en marchandant.