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Deux des poulets en armes vont s’asseoir au fond de la pièce, de part et d’autre de la porte, sur des sièges de bois. Les autres se retirent en ployant un peu l’échine.

Pour ma part, j’occupe une chaise face à l’homme aux lunettes d’or. Il est en train d’examiner quelque chose. En me soulevant un tantinet, je constate qu’il s’agit de mon passeport.

Il finit par murmurer, en bon français :

— Je suis le juge Alluil Darachid.

— Mes respects, monsieur le juge, j’espère qu’on va enfin me donner les raisons de cette arrestation ?

Il s’abstient de répondre à ma question, par contre il murmure :

— Vous êtes français.

Ce n’est pas une interrogation, mais une simple constatation. Il poursuit :

— Vous prétendez appartenir à la police parisienne.

— Je ne prétends pas : c’est un fait.

— La chose n’est pas mentionnée sur ce document.

— Dans mes déplacements à l’étranger je juge inopportun de faire étalage de ma profession.

— Vous l’estimez déshonorante ?

— Si je la jugeais déshonorante, je ne l’exercerais pas, monsieur le juge. Mais il est plus prudent de ne pas attirer l’attention. Cela dit, si vous voulez bien alerter le consultat général de France, je n’aurai aucune difficulté à prouver ce que j’avance.

Il referme mon passeport et — ô désespoir — le jette dans un tiroir où je sens bien qu’il sera oublié.

— Nous avons le temps de prévenir les autorités françaises, d’ailleurs que vous soyez officier de police ne change rien à l’affaire.

— Quelle affaire, monsieur le juge ?

Il jacte à sa greffière, celle-ci va lui quérir une enveloppe de papier kraft sur une table et la lui remet.

Le juge en extrait deux photographies. Il les contemple un court instant, puis m’en montre une.

— Vous connaissez cette femme ?

Tu parles ! C’est la jolie Maud Lancier, ma première conquête. La photo est agrandie, celle qui devait figurer sur son passeport car on peut y lire des bribes de tampons ; en outre, elle fait photomaton à ne plus en pouvoir, avec des couleurs pisseuses et une expression inerte.

— Oui, je connais.

— Bon.

Il la pose pour me montrer la seconde, c’est-à-dire celle de la môme Selma, ma Danoise. Depuis une pincée de secondes, je m’y attendais un peu.

— Je connais également, fais-je.

— Parfait.

Il remet méthodiquement les deux agrandissements dans la pochette de papier. Ensuite il regarde sa montre (dont le cadran comporte des chiffres romains, alors qu’un de mes potes romains a des chiffres arabes sur celui de sa tocante), puis parle à sa secrétaire. La girl-scout sort, revient avec mon pote Nasser et le dernier des Comédie. Nouvelle palabre.

Le juge enfile sa secrétaire et donne un ordre à sa veste ; à moins que ça ne soit le contraire, excuse : j’ai mon caberluche qui s’est mis aux japonais absents.

Nous partons. Grand déploiement de chignoles, de sirènes. On fend la bise à travers Le Caire surpeuplé. J’aperçois un cours d’eau, je me dis que si c’est la Garonne c’est que je suis en train de rêver tout ce bordel à cul, mais que s’il s’agit du Nil, je m’offre la calamité de ma vie. Pas d’erreur : c’est bien le Nil, avec des gros barlus à roue (qu’à chaque aube je meurs) et des embarcations aux voiles lie-de-vin.

On doit être au moins quatre chignoles à se faire la courette dans un grand déploiement de gyrophares et de cornemuses bloquées. Les tires engouffrent un souterrain cimenté. Il conduit à une immense porte de fer. On klaxonne, un judas s’écarte dans l’épaisseur de la ferraille et la lourde bascule lentement pour nous livrer passage. Nous nous rangeons alors en bordure d’une sorte de quai cimenté. Mes mentors (qui ne seront jamais crus, même quand ils diront la vérité) m’invitent à descendre. Rassemblement sur le quai où je retrouve le juge Alluil Darachid et sa gaufrière déshormonée ; et puis Nasser, et le cadet de l’Anatola, tout ça…

Un bonhomme en blouse blanche nouée par une ceinture de cuir toute râpée, chaussé de bottes de caoutchouc, nous ouvre une porte vitrée. On accède ainsi à un local carrelé du plancher au plafond inclus. Il y fait frais et une odeur charognarde n’attend que ton pif pour s’y installer.

Le cortège gagne une nouvelle porte vitrée, et alors je pige où je me trouve. Si bien que, comme me l’écrivait Verlaine, l’autre jour : il pleure sans raison dans mon cœur qui s’écœure. Le froid s’accentue. J’avise des portes de bois tout le long d’une cloison, comme à la parade ; elles sont séparées l’une des autres par un intervalle de cinquante centimètres à peine et sont numérotées. Le bonhomme à la ceinture râpée (mais il a bonne renommée) en ouvre deux et tire de sombres profondeurs deux chariots d’une grande sobriété. Chacun supporte un corps. J’identifie sans peine Maud et Selma. Elles sont archimortes, tu les croirais en marbre blanc.

— Vous les reconnaissez toujours ? me demande le juge.

J’opine.

— Eh bien, maintenant, allons nous mettre sérieusement au travail, conclut le magistrat.

Chapitre IX

BELLE DE GALA

Trois fois que je lui narre mon histoire, en détails croustillants, et bien lentement, au juge Alluil Darachid. Je lui bonnis l’annonce du baveux, l’entrevue avec El Babha Alakrem, le pont d’or, tout le chenil ! Trois fois qu’il m’écoute patiemment, sans un soupir, sans se foutre en renaud (comme le pauvre juge du même nom), résumant mes dires succinctement à sa greffière qui les dactylographie avec célérité. Ensuite je relis (c’est écrit en anglais) et signe. Le juge essuie ses lunettes, boit une gorgée de thé, puis me dit :

— Maintenant, vous allez m’expliquer dans quelles conditions vous avez assassiné ces deux femmes.

Il couperait les bras à un pingouin, le frelot.

Je ferme les yeux, serre les poings. Mon souffle colle à mes bronches comme de la tarte au sirop d’érable.

— J’ignore de quoi elles sont mortes et où elles ont été tuées. Lorsqu’elles ont quitté ma chambre, elles étaient vivantes, bien vivantes.

Le juge dessine une pieuvre sur son bloc. Il paraît aussi patient qu’une poule en train de couver.

— Vous m’avez dit que vous pensiez être filmé dans votre chambre. Nous l’avons explorée sans découvrir le moindre orifice permettant d’y braquer un objectif.

— Je n’ai pas tué ces femmes, monsieur le juge.

Le quatrième jour, je m’apprête à raconter les faits que tu sais pour la quatrième fois, quand le juge me déclare, en butant blanc :

— Un témoin vient de se présenter, il désire être confronté avec vous. C’est un de vos compatriotes qui habite l’hôtel Néfertiti, je ne vous cache pas que son témoignage me paraît fort accablant. Nous allons l’entendre.

Et il grogne à l’adresse d’un garde, quelque chose qu’il me sera impossible de te traduire tant que je n’aurai pas appris l’arabe à fond la caisse.

Peu ensuite, on fait entrer Bérurier.

T’avouer que je ne m’y attendais pas serait manquer de franchise, or, tu l’auras remarqué, depuis le temps que je te mouline du poivre en grain, je ne te cache jamais rien, pas même que je te tiens en aussi haute considération que les hémorroïdes de ta belle-mère.

Sa Majesté est d’une élégance qui flanquerait de l’urticaire à Lord Snowboot. Pantalon blanc, veston à gros carreaux bleus et verts, chemise saumon, cravate jaune. Un seul détail vestimentaire sur lequel un puriste pourrait à la rigueur le chicaner : ses souliers vernis noirs mal assortis, crois-je, à ses chaussettes orange. Il porte des lunettes Ray-Ban qui achèvent de conférer à son personnage un je-ne-sais-quoi d’énigmatique.