Il entre : plantureux, important, plus ventru que jamais avec le nombril en embuscade tout prêt à me faire un clin d’œil par l’échancrure de sa chemise. Pas un regard pour moi. Il courbette devant le juge ; puis signe de tête à la greffière. Qu’ensuite, il se tourne vers les deux flics en armes assis au fond du cabinet d’instruction et leur fait zouzizouzou, comme ça, de la main, ce qui surprend fort les deux personnages.
— Canaille se piquer en français, m’sieur the djudje ? questionne le dandy. C’est pas qu’ j’ cause pas anglais, mais j’ le parle mal. Surtout pour bien y’ s’expliquer ce dont j’ai assisté.
Le magistrat lui accorde cette permission. Bérurier remercie et commence.
— Je travaille dans l’ nimportexport, et si j’ sus t’en Egypte c’est pour y monter des manifactures d’ salaison de cochons s’lon d’après un procédé qu’on a l’ secret chez nous. D’ la sorte, quand t’est-ce vous raurez une guerre av’c les juifs, vos valiants bidasses pourront claper un jambon d’ première, et j’ vous cause pas de la tête roulée, du sauciflard et des pieds d’ cochon en gelée. Etant descendu au Néfertiti, j’ai ficelé connaissance av’c ce sale individu ici présent, sous prétesque qu’on était français les deux. Y s’ trouvait au bar en compagnie d’une fille ravissante équipée d’ rondeurs adéquates et concomitantes. On a bavassé de ceci cela. C’t’alors qu’ j’ m’ai aperçu qu’il visionnait sa potesse av’c des yeux de fou, y l’avait peine à cacher des rictances d’ c’ genre. Si vous v’lez bien m’ regarder, mon juge. Comme ça, v’voiliez ?
Là, le Gros retrousse ses lèvres, montre ses dents, louche, produit un feulement de tigre en pourléchage.
— Vous mordez l’ genre, mon juge ? Merci. Pour lors, ça n’ me dit rien qui bâille, une telle comporterie. J’décide in folio d’ surveiller l’ clillent. Quand t’est-ce on s’est quittés, après avoir lichetrogné un gorgeon ou deux, j’l’ai filé le train. Y l’a quitté l’hôtel. C’tait la noye. Derrière l’Néferriri, y a un chantier qu’on est en train d’ bâtir un nid meuble, si vous connaissez l’ quartier, vous pouvez pas vous gourer, mon juge, c’est à droite en sortant, ou à gauche en arrivant. Bon. Qu’est-ce j’aspers-je ? Ce vilain bonhomme qui écarte la palissade en planches et qui fait entrer sa souris su’ l’ chantier. J’me dis : « Ce zoiseau de mauvaise inauguration, y va fout’ la vérole su’ I’ chantier, av’c sa mine pas tubulaire. J’attends un peu et j’m’ glisse z’à mon tour parmi les bétonneuses. Et alors, que vois-je ? Attendez, faut qu’ je vas vous goupiller une r’constituance, mon juge autrement sinon, vous allez vous paumer. Tenez, prenons ce brave policier là, qu’a une mitraillette dans les pattounes. Vous m’ suvez, mon juge ? Vous m’ suvez bien ? Vous allez m’suvre de mieux en mieux, j’ vous promets. Supposons qu’ la jeune fille, c’ soye ce poulet. V’s’allez voir. Dites-lui z’y qu’j’en ai pour un instant, qu’ c’est simp’ment pour une reconstituante expresse, dites-y, il a une gueule à pas vouloir r’connaître sa maman quand é change d’ rouge à lèv’. Merci, mon juge. Donc, ce pandor, c’est la jeune fille. On y est ? Attendez qu’ j’ l’ débarrasse de sa seringue, vous lui dites qu’il se formule pas, mon juge, c’ m’lon, il appuirerait recta su’ son bitougnou, quitte à vous filer tout’ sa marmelade dans l’ baquet, le con, une gueule pareille ! Merci, d’ lu avoir dit, mon juge. C’est gentil. Donc, le vilain mec ici présent, v’savez quoi-ce ? Il empare un manche de pioche par terre, comme j’ fais, moi-même personnell’ment av’c la mitraillette d’ vot’ pied-nickelé. Y l’ tient commak, y’ voiliez, mon juge ? J’vous d’mande de continuer d’ supposer que ce flic c’est la jeune fille. Eh ben il lui fait ça, visez bien l’ boulot, perdez-en pas une miette, juge, ça vaut l’ dernier Belmondo.
Le Gros tient la mitraillette par le canon et l’abat sec sur la coiffe du flic, lequel s’écroule sans en demander plus. Au même moment, le Vaillant a filé un maître coup de savate dans les claouis du second poulet qui suivait la « reconstitution » avec tout l’intérêt souhaitable. L’autre lâche tout pour cramponner ses petites sœurs des pauvres. Béru pousse du pied son arme vers moi. Puis il braque le juge et sa greffière.
— Bon, ben c’est plus la peine qu’ je brode, mon juge, déclare le Mammouth, je vois à vos yeux qu’ vous m’ croireriez plus. Levez-vous ainsi qu’ la mademoiselle, j’ai hâte d’ lu rencontrer le cul en tête à tête car j’ raffole les brunes piquantes. Les bras levés, mon juge, siouplaît. Sortez de derrière vos bureaux, les deux. Et essayez pas de gueuler en arbi ou d’appuyeyer sur un bouton quéconque, ça dégénèr’rait la situation. Tonio, lequel d’ ces deux pas beaux a la clé des cadennes ? Çui qui se chouchoute les couilles ? Tu peux lu dire qu’y t’donne la clé avant que je l’arrose la cervelle à l’acier calibré ? Parfait ! Et qu’y grouille, d’ préférence. Garde tes deux panards su’ la sulfateuse pendant qu’y t’ délivrera. Banco ! Mon juge, sauf l’ respecte qu’ je vous dois, va falloir viendre av’c nous, nous et vot’ p’tite tapoteuse d’ clavier. Et surtout, formalisez-vous pas : chez nous, en France, ça s’ fait toujours d’ piquer les juges en otages, c’est l’ gros gag d’ la magistrature ; l’ juge qui s’est pas fait embarquer au moins une fois, ses collègues s’ foutent de sa poire. Et quand ils jouent trop au juge, les juges, on les aligne su’ l’ paveton. T’y es, Antoine ? Bon, j’estourbis ce poulet. Flaouch ! Houla, son os-qui-pue sent l’ brûlé ! J’ai toujours tendance à souligner mes coups de goumi. J’assomme en caractères gras, pas en italiques. Tout l’ monde y sont prêts ? Elle donne où est-ce, c’te petite porte, mon juge ? Su’ l’escadrin privé ? Ben pourquoi qu’on l’ prendrait pas ? Plus que c’est privé, plus qu’on est peinard, non ? Allez, j’ouv’ la marche, l’temps de pousser votre burlingue cont’ l’aut’ lourde. Dites, y pèse une vache ! C’est pas du bambou. En route, mauvaise troupe !
Ainsi je quittai le bureau du juge Alluil Darachid. Puis, après une descente sans histoire au cours de laquelle Sa Majesté n’eut à estourbir qu’un vieux garçon de bureau, deux avocats, un policier gradé et un mouchard de boche (il délatait pour la Gestapo pendant la guerre), nous débarquons à l’air libre. Un vague planton nous demande je ne sais quoi en arabe, nous lui répondons en crosse de fer. Il s’aperçoit alors qu’il manque un bouton de guêtre à son pied droit, contrairement à ce que lui assurait le général Bâz Zenn, et il se met à le chercher, le nez sur les dalles du couloir.
— Surveille nos p’tits potes, j’vais reviendre, annonce l’Immense.
Il accroche son arme au loquet de la porte et s’éclipse. Une vingtaine de secondes plus tard, il se pointe dans une grosse Mercedes commerciale pilotée par Vera.
Je commence alors à penser qu’il n’est pas exclu que j’aie un avenir national.
Comme l’a dit Chateaubriand : « On habite, le cœur plein, un monde vide, et sans avoir usé de rien, on est désabusé de tout. » Cher Chateau, comme il est briand !
Chiant, mais brillant, sur son rocher, l’amour.
Moi, je me sens en effet le cœur plein dans un monde vide, assis tout à l’arrière du véhicule pour surveiller le juge et sa greffière. Béru se tient sur le siège passager, sa pétoire glissée entre les deux banquettes.