Notre affaire fait la une des journaux égyptiens. Il n’est question que de l’assassinat des deux pauvres filles et de l’enlèvement du juge et de sa greffière (comme Artabant). Ma frime, puisée à même la photomaton de mon passeport, s’étale sur trois colonnes à la une. Là-dessus jai l’air du plus dangereux bandit de tous les temps, surtout qu’un malencontreux coup de tampon encreur m’a filé le « P » de République française en plein dans l’œil droit, kif un coquard et le jambage ressemble à une balafre.
Ce qu’il y a de réjouissant, c’est que je m’y montre peu reconnaissable. Il va me suffire de pas grand-chose pour avoir l’air de ne plus être moi, comme le fait observer Béru. Je cesse donc de me raser, à tout hasard. Un homme qui tente de modifier son aspect use toujours des mêmes pauvres procédés : il se rase s’il porte la barbe ou se la laisse pousser s’il n’en a pas. Et puis il s’affuble de lunettes de soleil. Les perfectionnistes se mettent des boulettes de caoutchouc entre joues et gencives afin de se donner des airs de bull-dog. Et puis, of course, il y a la teinture des crins. Tout cela reste pauvret et ne dupe pas grand monde. Je me rappelle avoir repéré des truands uniquement parce qu’ils s’étaient déguisés en M. Tout-le-Monde. Un comble !
Ça fait notre deuxième jour de pension chez dame Trabadjalamouk. J’attends impatiemment les résultats de son coup de grelot avec son bonhomme.
Pour tromper la tante, comme dit mon oncle, je descends déchaîner mes prisonniers avec de fortes tenailles. Béru emmène le juge se baigner. Il en a grand besoin. Moi, je bande les châsses de la greffière à l’aide de sparadrap, comme précédemment.
— Venez avec moi, lui dis-je en la bichant par le bras, on va téléphoner ; du moins, vous allez téléphoner.
— A qui ?
— Au médecin légiste, je veux savoir où il en est de ses travaux sur les cadavres. Naturellement, il va s’exclamer en reconnaissant votre voix, vous poser une flopée de questions : conservez tout votre calme. Vous lui parlez en anglais, uniquement en anglais ; si j’entends un seul mot d’arabe autre que zob ou salamalec, je vous oblige à manger une tête de cochon et à boire un lire de vin rouge ! Dites-lui que tout se passe bien, que vous êtes en sécurité et que d’ici deux jours vous serez au palais. Je vous veux énergique, compris ?
Elle acquiesce.
Je la gaufre par la taille. Il a raison, le Gros, elle est plutôt bien roulée, la moukère.
La sonnerie est très bizarre, elle joue de la flûte à cobra. Pour un peu, j’aurais le naja qui trémousserait dans sa soupente.
On finit par décrocher.
— Docteur Kiflouz ? j’interroge.
— Oui, qui est à l’appareil ?
— Ne quittez pas, je vous passe miss Rézéda, la collaboratrice du juge Alluil Darachid.
La Rézéda, je lui retire mon pantalon, chapeau ! D’un calme ! Tu la croirais en train de rouler son couscous à la maison. Elle jacte lentement, d’une voix sans trace de frayeur. Comme prévu, le doc veut tout savoir sur leur aventure, mais elle reste dans les réserves, la chérie. Une vraie petite squaw. Non, pas de panique, docteur, la situation se dénoue, M. le juge et elle vont très bien, merci, et alors, quoi de nouveau au sujet de ces autopsies ?
Elle écoute. Sa figure se crispe sous la plaque de sparadrap qui l’aveugle. Elle émet quelques onomatopées. Puis dit « merci ». Raccroche.
— Alors, jolie demoiselle ? m’impatiente-je.
— C’est… c’est inimaginable, dit Rézéda ; on leur a retiré la moelle épinière à toutes les deux.
INTERLUDE
Kriss sortit une peau de chamois d’un tiroir du bas de son bureau pour astiquer les extrémités de ses souliers, bien qu’elles n’en eussent pas besoin. Sa maniaquerie résultait de l’époque où il était cireur de chaussures en guenilles et promenait son petit matériel dans les rues du Caire, s’installant dans les carrefours et attirant l’attention des éventuels clients en jouant du tam-tam sur sa boîte pleine de cirages variés, de chiffons amidonnés par l’imprégnation de ceux-ci, de brosses aux formes bizarres.
Tout en s’acharnant sur ses godasses, il écoutait parler le vieux Fouad. Ce dernier se tenait assis sur un pouf de cuir, les jambes croisées. Il était plus délabré que d’habitude, rongé par une « pré-cirrhose » lui avait dit le docteur, et cependant, en bon musulman, Fouad n’avait jamais pris la moindre goutte d’alcool de sa vie. Mais le mal n’est pas toujours juste, ni même logique.
Il parlait d’un ton plutôt morne.
— Le gros homme, ami de San-Antonio et qui occupait également un appartement du Néfertiti, est très porté sur les femmes, de préférence massives.
Kriss ricana. Il était homosexuel et la perspective de sabrer une obèse lui semblait relever de la farce. Il ne s’intéressait à la rigueur, qu’aux filles longilignes dont le petit cul se trémousse dans le carcan d’un jean trop serré.
Fouad poursuivait :
— J’ai appris que la femme de Trabadjalamouk, une grosse chienne d’Anglaise en chaleur, forniquait avec ce type à longueur de journée et qu’elle semblait apprécier ses prestations.
— Je crois que nous changerons le directeur du Néfertiti incessamment, dit Kriss. Il est peu honorable d’être encorné par une ignoble Européenne.
Fouad hocha la tête en signe d’assentiment. Il haïssait les roumis.
— Continue ! intima l’ancien cireur de lattes.
— Nous avons donc observé d’assez près le comportement de l’Anglaise. Elle a porté des victuailles dans sa maison privée, tout un assortiment de mets et de bouteilles. De plus, elle a donné brusquement congé à ses domestiques. Je suis convaincu qu’elle a prêté sa demeure aux Français, en l’absence de son époux, et qu’ils se cachent chez elle en attendant une occasion de quitter l’Egypte.
Kriss remisa sa peau de chamois et contempla avec satisfaction ses pompes étincelantes. Elles l’emplissaient de contentement, comme une œuvre comble son auteur.
— C’est du très bon travail, Fouad.
Il alla ouvrir la porte d’un coffre-fort, y puisa des billets de banque égyptiens dont il fit un rouleau en utilisant son index gauche comme support. Il alla le présenter au vieux qui le cueillit sans se presser.
— Pourquoi ne t’achètes-tu pas des vêtements neufs, Fouad ? interrogea Kriss après un coup d’œil critique sur la mise du bonhomme.
— Parce que je ne suis plus neuf moi-même et que le vieux va avec le vieux, répondit le guide.
Son interlocuteur lui sourit.
— Je vais bientôt mourir, déclara Fouad. Que ferait mon épouse d’un costume neuf ? Elle n’oserait ni le vendre, ni le donner.
Il hésita, puis questionna en désignant du menton la pièce voisine :
— Ça va, de ce côté ?
— Pas des mieux. On cherche encore du… matériel.
Fouad haussa les épaules, fataliste.
— Il ne faut pas contrecarrer les décisions d’Allah, déclara-t-il. Lui, Il sait. Encore besoin de moi ?
— Pas pour le moment.
Les deux hommes se touchèrent rapidement le bout des doigts et appliquèrent leur main sur leur poitrine à l’emplacement du cœur.
Chapitre XI
LA GUERRE EN EST JETÉE
Dorothy est splendide dans sa robe rose praline qui lui colle aux noix comme une peau de banane à sa chair blanche et filandreuse. Une vraie fête pour les yeux ! Elle entre et se coule farouchement dans les bras du Gros. Béru opère une petite perquise expresse dans son soutien-gorge. Puis il dit que « Viens par ici, mon enfant, je vais te montrer la fusée volante ». Et, prenant sa conquête par la main, l’entraîne du côté des chambres. Mais le fameux commissaire Antonio ne l’entend pas z’ainsi.