Je sors de mon larfouillet une carte de complaisance, comme je m’en trimbale plusieurs à toutes fins utiles. Les Parfums Jean Baum, maison fondée en 1850, fournisseur exclusif de l’Impératrice Eugénie. Il peut appeler là-bas pour en savoir plus sur les Santantonio qui bougent, El Babah, on lui fera un papier de première. Nous y sommes personnes à gratin.
— Si vous vouliez bien me donner quelques précisions à propos du travail.
Ali (c’est le domestique ; il forme, tu le comprendras très vite, un couple idéal avec son boss : Ali-Babah) se la radine, portant un immense plateau d’argent surchargé de tout ce qu’il faut pour se prendre une cuite mondaine : vodka, whisky de vingt-cinq ans d’âge, canapés au caviar, au saumon fumé, au foie gras ; œufs de caille fourrés, et encore des machins orientaux du genre loukoums et pétales de rose confits.
— En ce qui concerne le sex-appeal, je suis bien placé pour voir que vous en êtes pétris, je suppose que pour la culture il en va de même ?
— On en a à revendre, assure Bérurier en balançant un rot long comme un train de marchandises.
Chapitre II
LA SUITE EN ÉGYPTE
Ma suite du Néfertiti au Caire est si vaste qu’on pourrait y aménager trois salles de cinéma. Quand tu es à une extrémité du salon, il te faut un mégaphone pour t’adresser à la personne située à l’autre bout. La chambre, un peu plus petite, reste terriblement opérationnelle avec son lit en 280 de large, ses fauteuils surbaissés dont le tuyau d’échappement rase la moquette, et ses savants jeux de glace permettant de se voir limer comme si tu étais installé derrière le miroir sans tain d’un vieux boxon des années de gloire. Les couleurs sont chantantes, de formidables bouquets de fleurs superbement composés botanisent la pièce et le double vitrage atténue l’infernale rumeur provenant du dehors. Style mauresque, cela va de soi. Avec des plafonds en mosaïque tarabiscotée. Je ne suis pas fana, car je n’aime pas la confiserie, mais pour quelques jours ça ne me dérange pas.
Nous ne sommes pas au même étage, Bérurier et moi. Il a été happé, ainsi que sa valtoque de carton, par un gus en chéchia qui l’a fourré d’autor dans l’un des ascenseurs. Quant à moi, c’est un mec de la réception, blond, hollandais et fringué mylord qui m’a lui-même drivé dans mon palais.
Avant mon départ de Paname, El Babah Alakrem m’a bien prévenu. Il m’a dit comme ça : « Très cher collaborateur, en arrivant au Caire, vous vous installez et vous attendez d’être contacté. »
Je m’installe donc, c’est-à-dire que je place ma brosse à ratiches dans le verre à Adam, manche en bas ; mon Braun électrique sur la console de verre fumé au-dessus du lavabo ; que j’accroche ma robe de chambre en soie bleu nuit gansée de blanc à la patère de faïence de la salle de bains ; que je suspends mes quatre costars dans la penderie ; que je dépose soigneusement ma douzaine de chemises fabuleusement repassées par Félicie dans de beaux tiroirs conçus pour, de même que mes slips de combat et mes chaussettes ; que je dégage de leur housse individuelle les quatre paires de pompes assorties aux quatre costars sus-mentionnés ; que je place en rang, sur la petite tringle fixée à l’intérieur de la porte de l’armoire, une demi-douzaine de cravates irrésistibles et que je mets à portée de main sur ma table de chevet quelques ouvrages de la Pléiade, puisés dans ma bibliothèque, dont les textes abreuvent ma fameuse culture et dont les caractères extra-fins m’anticipent le sommeil. Voilà, paré. Ne me reste plus qu’à attendre.
Depuis ma fenêtre, je plonge sur cet immense bouillon de culture qu’est Le Caire. L’une des métropoles les plus grouillantes de la planète. Les hommes y fourmillent tellement qu’on a l’impression qu’ils se reproduisent par simple malaxage. Tu regardes un carrefour surpeuplé et, à mesure, ça se met à ressembler à une pâte en cours d’épaississement. Il en vient de plus en plus fort, comme le sang d’une artère sectionnée. Ça moutonne, ça enfle, gonfle, fait des bulles. Un vrai ferment. T’as le sentiment qu’on atteint le point de rupture, d’éclatement, l’instant fatal où tout va péter à force d’être trop. Les bagnoles paraissent grouiller comme des insectes, mais sans organisation, ni intention particulière. Elles sont là qui se frôlent, s’embugnent, gueulant de tous leurs avertisseurs, de tous leurs conducteurs, à moitié défenestrés, crachant la mort par leurs pots d’échappement tuberculeux ; nuages nauséabonds, grondements de machines infernales, cris, hurlements d’hommes et de ferrailles un peu partout : d’immenses panneaux réclame, rédigés en arabe certes, mais bouge pas, l’ami : Coca-Cola for ever, et Kawasaki ne profite jamais ! Ils sont passés où est-ce, les pharaons, dis-moi, Albert ? Néfertiti ? Au fond et à gauche, prière de laisser l’endroit aussi propre que vous l’avez trouvé en arrivant. Tous en camion, of course (le moyen de l’éviter, çui-là, quand t’es dans ce bled ?). Tu vois des burnous, des chéchias (qu’est-ce que chéchia ? demande l’Auvergnat), mais le folklore se meurt ; les dames voilées sont de plus en plus à vapeur. Du haut de ces pyramides, Napoléon les contemple. Tu crois qu’il a trempé le biscuit pendant sa campagne d’Egypte ? Qu’il a eu sa compagne d’Egypte en même temps ? J’ai dû lire, j’ai oublié. J’ai tout lu, tout oublié, preuve qu’en profondeur je m’en foutais. Quand j’arriverai au grand vestiaire, ne me restera plus grand-chose en mémoire : quelques regards d’hommes, quelques sourires d’enfants, quelques culs de femmes. L’essentiel, en somme.
Et je regarde Le Caire comme un feu de cheminée. Le Caire brûlant l’Egypte sur les rives du Nil où vadrouillent des felouques. Le Nil, six mille kilomètres de long ; à la tienne !
Une toux discrète me fait tressaillir. Discrète en tant que toux, dirait un politicard, mais désireuse de signaler son propriétaire à mon attention, ajouterait un écrivain.
J’avise un monsieur d’un âge certain, aux cheveux gris très blanchis, portant un complet suranné plutôt mal en point, une chemise blanche élimée du col et une cravate de soie bleue au nœud encrassé comme un culot de pipe. Le personnage a le teint de quelqu’un qui prépare une hépatite virale ou qui en est mal guéri.
Ses manières sont très strictes, un peu britanniques presque. Il tient une grande enveloppe jaune qui pourrait fort bien contenir les radiographies de son arthrose de la hanche.
— Pardonnez-moi, dit-il, j’ai sonné et il m’a semblé que vous me priiez d’entrer.
— Vous aurez pris pour une invite les cris du marchand de souvenirs d’en bas, fais-je en réprimant un sourire.
Il me tend la main.
— Mon nom est Fouad.
— Antoine, riposté-je en pressant sa papatte de poulet, froide et sèche.
— Vous me permettez de vous présenter certains documents ?
— Nous sommes ici pour ça.
Le vieux bonhomme dépose son enveloppe sur une table, puis il réunit toutes ses forces pour déplacer un énorme vase plein de fleurs qui doit peser ses trente kilos comme un grand. Ayant dégagé une appréciable surface d’acajou, M. Fouad ouvre son enveloppe et en extrait une demi-douzaine de photographies format 18 × 24 qu’il se met à étaler sur la table comme pour faire une immense réussite. Les clichés sont bons. En couleur. Tous représentent une jeune fille d’à peu près vingt-quatre ans, vêtue d’un jean et d’un T-shirt blanc. Elle est d’un châtain clair, presque blond, avec les cheveux longs noués en queue-de-cheval. Son regard noisette pétille d’intelligence. Elle tient un sac dit « besace » sur l’épaule. Comme bijoux, elle porte une montre et une chaînette au cou à laquelle sont suspendues une breloque et une alliance. La breloque représente un cœur. Un grand charme se dégage de la fille. Elle me fait songer à Marie-Marie en blonde.