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— Ravissante, n’est-ce pas ? murmure le vieux bonhomme.

— Fraîche, dis-je.

Parce que c’est le qualificatif qui me vient tout de suite. Elle est fraîche comme le matin, comme la source, comme une fillette en robe blanche qui va à la messe à vélo. Fraîche comme lorsqu’on est heureux sans trop savoir pourquoi.

Fouad semble frappé par le mot pourtant si simple.

— Oui, c’est cela, fraîche. Elle est professeur d’histoire, très cultivée m’a-t-il semblé.

Il tripote son nœud de cravate.

— Vous allez devoir opérer rapidement car elle quitte Le Caire après-demain. Elle est au Delta Hotel, c’est sur l’autre rive, chambre 818. Ce soir elle assistera au « Son et Lumière des Pyramides », mais auparavant elle dînera au Delta Hotel où il y aura des danses folkloriques à la fin du repas. Elle s’appelle Maud Lancier ; faut-il vous l’écrire ?

— Inutile. J’ai déjà connu une Maud et je sais par cœur le pas des lanciers.

— Très bien, apprécie le vieux glandu. Bien entendu, ne laissez pas ces photographies étalées sur la table ; surtout si vous devez l’amener ici.

Je rassemble les six épreuves, les refourre dans l’enveloppe que je tends au père Fouad.

— Vous pouvez remporter votre matériel, je la reconnaîtrai.

Chapitre III

LA CHARGE HÉROÏQUE

Ces dames danseuses du ventre, on m’a confié (je ne sais plus qui, mais c’était quelqu’un de confiance) que pour les entraîner, on leur carrait une craie dans l’oigne et qu’on leur faisait écrire huit milliards huit cent quatre-vingt-huit millions huit cent quatre-vingt-huit, en chiffres arabes bien entendu, contre le mur d’abord, sur le plancher ensuite, au plafond pour finir. Celle qui, en tout cas, se produit sur la piste de danse du Delta Hotel, est capable de l’exploit ; et même de beaucoup plus. Quand la musique gniagniarde à toute pompe, t’as l’impression que son nombril va partir dans les lustres. Les enturbannés flûtistes et tambourinaires mettent toute la sauce. Les assistants, enfougués, frappent dans leurs pauvres mains de Dupont en vacances, histoire de participer à la frénésie ; que ça devienne de l’hystérie collective pour, en rentrant, le raconter à leurs potes : « On était en transe ! Germaine a pas pu se retenir : elle s’est mise à danser aussi ! »

Pendant les agapes proposées aux clients de « Machin Tour » (furieusement arabes si tu veux bien en juger : « quiche lorraine, médaillon de veau aux petits pois, pâtisserie maison), j’ai eu tout le temps de retapisser Mlle Maud Lancier.

Elle se trouve à une table pour huit personnes ; les sept autres c’est un couple de génaires, trois vieilles dames boitillantes, et un vieux pédoque et son giton qui se donnent des allures père-fils pour pas indigner la tablée.

J’ai attendu les attractions avant de me faire installer une chaise près de Maud. Il m’a suffi d’un dollar et d’un clin d’œil au loufiat pour qu’il m’arrange le coup vite fait, bien fait, sans avoir l’air d’y toucher.

Quand le spectacle a eu démarré, plongeant la salle dans les pénombres, je me suis coulé en loucedé vers ma proie. Elle sent bon, cette jeune fille. Je l’observe à la dérobée et une vague timidité m’empare. C’est le genre de môme, t’as pas envie de te jeter dessus comme un loup sur un pèlerin du Moyen Age. Ces demoiselles, t’as tendance à les respecter, because ce ne sont pas des saute-au-paf, mais des personnes qu’ont un idéal avec du poil autour.

Et alors bon, très bien, la danseuse ventripode s’escrime. La musique pour serpents à sornettes s’amplifie. Les Dubois-Dubreuil se martyrisent les paumes. Tout le monde applaudit, Maud Lancier aussi, mais mollement. Pour ma part je m’abstiens. Quand les ventrardises de la dame maure cessent, je murmure, sur un ton de soliloque : « On est loin de Béjart ».

Béjart ! J’ai dit Béjart ! Comme c’est Béjart ! La demoiselle m’accorde un regard. Je hoche la tête et murmure :

— Peut-être ai-je tort, mais je ne pourrai jamais considérer ce genre d’exhibition comme appartenant à l’art chorégraphique.

Et poum ! Directo, j’entre dans ses vues, dans ses cordes et dans tout ce que tu voudras, Mlle Lancier. Elle a un sourire en demi-teinte.

— Moi non plus, approuve-t-elle.

— Notez, dis-je, que cette concession au folklore a quelque chose de naïf, voire même d’attendrissant. C’est la carte postale sonore à l’usage des bonnes gens qui nous entourent et qui se rappelleront davantage cette danseuse dodue que le Sphinx, une fois rentrés chez eux.

Maud sourit de plus rechef.

Je poursuis, toujours de mon petit air détaché, comme un qui se parle surtout à soi-même et qui n’a pas l’intention de captiver un auditoire, chose toujours déplaisante. J’ai une sainte horreur de ces grandes gueules de restaurant qui sont seules à jacter à leur table, ne tolérant que des rires ou des approbations, et qui déconnent de plus en plus vite, de plus en plus haut, de plus en plus fort, bien certains de représenter le nec plus ultra de l’intelligence et de l’aisance.

— Ces voyages organisés, continué-je donc, sont certes une chose appréciable puisqu’ils vous permettent de découvrir des merveilles aux meilleurs prix, par contre ils vous contraignent à des promiscuités lamentables. Comme il est affligeant de devoir chercher la trace des pharaons, flanqué d’une horde d’imbéciles mesquins et le plus souvent grotesques.

Pour dire ça, j’ai baissé le ton et approché ma bouche de son oreille délicate.

M’est avis que mon souffle sur sa nuque lui cause un début de commencement de brouillon d’émoi. Je le constate à un léger mouvement de ses épaules. Elle a mis un amour de petite robe imprimée et tu croirais une pub pour cette savonnette qu’évite aux gerces d’utiliser du parfum.

— Vous faites partie de ce groupe ? me demande-t-elle. Je ne vous ai pas encore vu.

— Non, je séjourne au Caire pour écrire un livre sur le rôle de Néfertiti dans la révolution religieuse amarnienne, après la mort de son époux Aménophis IV.

Alors là, pardon ! Elle me reçoit 6 sur 5, la Maud. J’ai mis ma plaque sur le numéro gagnant. La voici passionnée, tout acquise. Acquise ? Mais à moise, voyons !

Le haut-parleur annonce que rassemblement dehors pour aller à « Son et Litière ». C’est la bousculance. Un grand nombre de Duval-Blanchet sont bourrés à la clé, à cause du jaja corsé de la belle Afrique. Y a même un gros énorme, éléphantiasique je crois déceler, qui prétend emporter une boutanche pour écluser pendant la cérémonie, vu que les pyramides lui donnent la pépie à force d’être pointues comme ça. Il redoute le vent de sable, l’assoiffé. Qu’après t’as le gosier comme de la toile abrasive, merde !

Nous suivons le mouvement.

Au moment où nous traversons le vaste hall du Delta Hotel, miss Lancier et moi, j’aperçois le père Fouad qui brandit un foulard blanc au bout d’une canne pour regrouper son cheptel. Nos regards se croisent. Je lis l’approbation dans le sien ; mais il fait mine de ne pas me reconnaître.

Ce soir, le « Son et lumière » a lieu en anglais ; aussi ils ont dû monter l’ampli à cause des Français qui ronflaient comme des vaches. Cela dit, même pour un gars de Belleville qui ne connaît de la langue de Sa Majesté Elizabeth Two que les mots figurant sur les menus des fast-foods, c’est vachement impressionnant ce Sphinx et ses pyramides dans des éclairages changeants. Le plus sublime étant quand ça s’éteint et que la nuit reprend possession de ces merveilles ; qu’elles redeviennent de magistrales ombres sur un ciel encore bleuté, indifférentes aux générations qui dégoulinent à leurs pieds.