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Ce fourmillement de dômes au soleil t’enchante. Tout est question d’harmonie, d’équilibre. Qu’est-ce qui fait qu’un paysage est plus beau qu’un autre, une ville plus fascinante qu’une autre ville ? Un visage plus attrayant qu’un autre visage ? Leur harmonie. Peu importe la latitude, l’altitude des contrées, la population des villes, l’âge des individus. Seule importe l’harmonie qu’ils déploient ; ce quelque chose de mystérieux, parfois de triomphal, souvent de secret, les pare d’une grâce étrange. Je te prends le petit bonhomme qui avait un œil derrière la tête et qui s’appelait Jean-Paul Sartre, qui voulait toujours grimper sur une barricade et se faire embastiller ; laid mais génial, alors beau, alors harmonieux ; tu piges ? Mais c’est pas grave, on va parler d’autre chose. Je t’en reviens à l’hôtel Bosphore et Férluyr, un autre palace comme le Néfertiti. Pourliches à tous les étages, air conditionné, décor de rêve pour marchands de pétrole en gros (moi je préfère celui du pompiste, beaucoup plus sobre). J’y jouis d’une autre suite qui ne le cède en rien à celle dont je dispose au Caire.

Mes fenêtres donnent sur le port où règne, comme on lit puis dans les baveux une intense activité », ce qui est mieux que de voir régner un roi fainéant. Les bateaux faisant la navette d’Asie en Europe (quelques kilomètres seulement) n’arrêtent pas. Ils sont chargés à sombrer d’une foule bouillonnante. J’aime les villes de navigation : Venise, Hong Kong, Amsterdam… Je les trouve plus joyeuses que les autres. Les bateaux, c’est le vieux rêve de toujours. Plus ils sont gros, plus ils te font mousser la gamberge.

Justement, y en a deux very big à quai. Un tout blanc à cheminée jaune, battant pavillon grec, un tout noir à cheminée rouge battant pavillon soviétique. Faucille et marteau. Ça ne fait pas drapeau, mais meeting communiste. J’aime pas les emblèmes. Les francisques, les croix gammées ou de Lorraine, les coqs dits gaulois. Toute cette clincaille me donne envie de rigoler. Les hommes sont des gosses. Un coq ! Je te vous demande un pneu à quoi ça ressemble. Un zob, à la rigueur extrême, je dis pas. Avec deux roupettes pour le déguiser en canon. Oui : un paf, c’est sympa, je conviens. Mais un coq ! Cet animal ridicule qui baise comme tu poinçonnes ton ticket de la Metro Goldwyn Mayer, gratte le fumier, chante hors de propos, fiente toutes les vingt secondes et se prend pour le soleil levant. Je te jure qu’ils sont cons, tous, d’arborer leurs insignes insignifiants. Fleur de lys, rose au poing ! Mon cul ! Eh ! Partez pas, écoutez ce que je vous crie ! Mon cul ! La roue rotarienne, le bonnet phrygien, le cèdre, la feuille d’érable, le compas, la faucille, l’étoile, le croissant, le sigle de Zorro, l’épi de blé, mon cul, mon cul, mon cul, mon cul ! Et je dirais même plus : MON CUL !

C’est qu’ils y tiennent à leurs fadaises, les glandeurs ! Ils acceptent de se faire tuer pour un dessin, un graffiti. Symboles sacrés ! Conneries éperdues. J’en ai marre de les survoler. Ils me foutent le tournis, me donnent envie de gerber, parfois même de mourir. Je me défenestrerais si je redoutais pas de leur tomber dessus et si je n’habitais pas le rez-de-chaussée.

Un vibreur caverneux vient me tirer de mes amertumes. Je décroche. Dis : ça n’a pas traîné.

— Bonjour, me gazouille une voix de femme avec un accent loukoum.

— Bonjour, madame, je lui réponds en zozotant.

Elle ne perd pas de temps à me raconter le génocide arménien.

— Vous devriez faire astiquer vos chaussures par le premier cireur que vous trouverez en quittant l’hôtel sur votre droite.

Elle raccroche.

Brève converse. Je me sers un bloody mary bien tassé (deux fois plus de mary que de bloody). Besoin d’un coup de fouet. Il avance sur un pont de lianes au-dessus d’un précipice, ton Tantonio, comprends-tu ? Ne sait où il va, ni trop ce qu’il maquille en dehors du fait qu’il empile des dollars bizarrement gagnés.

Je bois une gorgée puis passe un coup de turlu à ma Félicie, lui dire que je la vénère, que tout va bien et qu’elle hésite pas à talocher Toinet qui a encore fait 38 fautes à sa dictée préparée (qu’on se demande combien il en aurait commis si elle ne l’avait point été). Elle me demande d’où j’appelle ; je lui raconte que je me gave de Bosphore, et que c’est magistralement beau, qu’un jour je l’amènerai. Elle est toute joyce, la chérie.

Toutefois, comme elle a vu jouer Midnight Express, elle me recommande de bien me gaffer des trafiquants de drogue. Je promets.

J’avise fectivement un cireur de lattes à quelques encablures. C’est un vieux tout rabougrinche, mal rasé, coiffé d’une gapette marine, qui s’obstine à téter un mégot de cigare. Il a beau lui faire du bouche-à-bouche, nulle incandescence ne se produit.

Je me pointe devant lui et pose délibérément mon mocassin gauche sur sa petite boîte. J’ai quelque redoutance pour mes pompes qui sont d’une couleur bronze très subtile, en accord parfait avec le costar que je porte. Elles ont autant besoin d’être cirées que la tête de ton nœud qui est coiffée comme Mireille Mathieu, elle aussi.

Le vieux retire son cigare décédé de ses lèvres et le glisse dans le petit tiroir de sa boîte où il entrepose ses nombreux cirages.

Ses mouvements sont lents et désenchantés. Il a l’air d’exister en circuit fermé. Il prend un chiftir douteux dont il astique le devant de mon soulier. Le soir tombe sur Istanbul. L’air me paraît poivré et chargé d’électricité. Un tohu-bohu un peu moins enfiévré qu’au Caire bat à mes oreilles.

— Istanbul, vous aimez ? demande le vieil homme dans un anglais laborieux.

— A première vue, ça me plairait assez, réponds-je.

— Et les bateaux ?

— Ça oui, j’adore.

— Demain, il arrive l’Exekias, à onze heures ; très beau navire.

Un temps, il crache jaune à côté de mon pied demeuré sur le trottoir.

— Sur le quai, à côté de la gare maritime, des cars d’excursion attendront les passagers.

Je ne manifeste rien. Dire quoi ? J’attends la suite. Il fourbit maintenant le talon de ma godasse. Il a le coup de brosse énergique, l’ancêtre, et des gestes de batteur de jazz.

— Chaque car aura un écriteau pour annoncer dans quelle langue sera fait le commentaire ; vous comprenez ?

— Je connais.

— Pour vous, ce sera le car espagnol.

Je m’abstiens de réclamer des explications, ayant tout de suite pigé qu’avec mon bonhomme, il faut attendre que les fruits tombent sans secouer l’arbre.

Il écarte ses boîtes de cirage dans le tiroir et déniche un petit bouquin à couverture bleue gonflé de plans mal repliés. Il s’agit d’un guide de la ville dont il se sert pour renseigner ses pratiques.

Il l’ouvre et prend entre les pages crasseuses un long ticket jaune.

— Ceci, le billet d’excursion pour le car où l’on parle l’espagnol. Vous parlez l’espagnol ?

— Juste assez pour me faire comprendre d’un Italien.

Mais il ne sourit pas. Il ne sourit plus depuis le décès de Mustafa Kemal Atatürk en 1938.

Le cireur continue de farfouiller dans son guide. Il l’ouvre à une nouvelle page et me le présente.

— Ceci est la personne qui devrait vous intéresser ; vous pouvez prendre la photo.

Je regarde. Ce qu’il y a de positif chez mes employeurs, c’est qu’ils me donnent à séduire des filles de toute beauté. Cette seconde « proie » ne ressemble pas à la première. Elle est très brune, avec un admirable visage aux traits délicats. Bien que son regard soit noir et intense, il reste empreint d’une grande douceur, voire de romantisme ; trait commun avec ma jolie goulue de la nuit dernière…