— C’est ce que vous appelez un petit ennui, vous !
— Manière de causer, rectifie-t-il. Quand on a la corvée d’annoncer des nouvelles pareilles, hein ?
— Oui.
— Et puis d’abord, renaude-t-il soudain, qui êtes-vous ?
Je lui montre mes papiers. Il devient pâle.
— Oh ! mande pardon, monsieur le commissaire, je pouvais pas me douter…
Je lui stoppe les remords d’un geste.
— C’est arrivé comment ?
— On ne sait pas… On l’a trouvé morte rue de la Douane avec la tête écrasée… Elle était allongée en travers de la chaussée, la tête sur le trottoir…
— Pas de témoins ?
— Ben, vous savez, la rue de la Douane c’est des murs d’entrepôts, et il n’y passe pas grand monde…
— Où l’a-t-on conduite ?
— À la morgue…
Je gamberge.
— Très bien, je vais y aller… En attendant, téléphonez pour que le médecin légiste s’occupe d’elle, je le verrai dans une demi-heure…
Il salue militairement et nous nous séparons. La pipelette est sur le pas de sa loge. C’est une femme à l’aspect maladif… Elle est blême comme un cataplasme de farine de lin avec la même consistance. Son mouflet, à poil derrière elle, éternue tout ce qu’il peut, mais elle n’en n’a cure car la présence du flic dans sa baraque la captive comme un film d’Hitchcock.
— Qu’est-ce qui se passe ? bavoche-t-elle. Pourquoi qu’on m’a demandé où c’était Berthier ? Un agent surtout ?
Je la refoule dans son clapier tandis que le gardien de la paix s’éloigne.
— Police, dis-je. J’ai besoin de quelques éclaircissements. À quelle heure Mme Berthier est-elle sortie ?
— Mais je ne l’ai pas vue sortir, s’écrie la cerbère…
— Alors à quelle heure est-elle rentrée de son travail ce matin ?
— Je ne sais pas, je ne l’ai pas vue arriver…
— Pourquoi, vous écoutiez la radio ?
— Mais non, je l’ai pas vue, voilà tout…
— Et les autres matins, vous la voyiez ?
— Presque tous les jours, elle arrivait au moment où que je sortais mes poubelles…
La pipelette pousse un cri couvert par un formidable éternuement de son gamin.
— Pourquoi ! croasse-t-elle. Il lui est arrivé quelque chose ?
— Oui : un accident…
— Elle est morte ?
— Hélas… Parlez-moi un peu de ses intimes…
— Elle n’en avait pas, dit la concierge en pleurant. Elle vivait toute seule…
— Elle recevait du monde ?
— Presque jamais… comme ci, comme ça, une collègue qui venait boire le café… C’était tout.
— Vous n’avez pas vu ces derniers temps en sa compagnie une jeune femme blonde, habillée en noir ?
— Non…
— Ou bien, m’empressé-je, un grand type en pardessus marron, avec un chapeau noir et des paupières tombantes ?
Elle pousse un cri.
— J’ai vu un homme comme ça en effet, mais pas avec elle ! Il est venu dans l’immeuble… Je m’étais dit que c’était pour l’oculiste du premier…
— Quand l’avez-vous vu, cet homme ?
— Ben… la semaine dernière, je crois… J’ai dû le voir deux fois…
— Et vous n’avez pas noté de changement dans les habitudes de Mme Berthier, ces jours-ci ?
— Non.
— Ça va, merci… Si j’ai encore besoin de vous, on sait où vous trouver.
Au moment où je pars, le gosse à poil claque des dents. Je lui tends une pièce de cent balles.
— Tiens, petit, lui dis-je, tu t’achèteras une feuille de vigne !
CHAPITRE IX
À l’enseigne des Deux Ponts et de la République Réunis
Barois, l’assistant du légiste, est en train de débiter la mère Berthier quand je m’annonce. Je le salue et fais connaissance avec l’infirmière en chef.
C’est une quadragénaire solide, un peu hommasse qui, bien que morte, conserve encore une expression hostile. Elle a l’arrière du crâne défoncé. Mais la blessure n’a pas saigné… Un simple filet rouge a zigzagué de son oreille… Coagulé depuis un bon moment.
Barois me tend machinalement une main gantée de caoutchouc que j’ai une légitime répulsion à serrer.
— Que pensez-vous de cette personne ?
— Qu’elle est morte, rigole-t-il.
Ces toubibs, ils cassent la graine assis sur un tas de macchabes ! Ils ont le cœur aussi sensible que de la peau d’éléphant.
— D’ac, fais-je, puisqu’il faut subir ses astuces de carabin, et à part ça ?
Il frémit.
— À part ça, votre accidentée est morte assommée… Elle a deux fractures à la base du crâne qui ont été produites par un instrument contondant, vraisemblablement une crosse de revolver…
— Ça me dit quelque chose…
— Ah oui ?
— Oui.
Il ôte ses gants en les tirant du bout des dents. Puis il sort une blague à tabac de sa poche et s’en coud une.
— Elle est morte très tôt ce matin, vers… mettons six heures. Son corps a été ensuite jeté depuis la portière d’une auto sur la chaussée. Voyez, elle porte des ecchymoses au visage et aux mains. Mais ces égratignures ont été produites après que la rigidité eut fait son travail… L’assassin a certainement espéré nous faire prendre son forfait pour un accident…
Je remercie Barois. Il va pour me casser l’âge de la mère Berthier et l’état de ses molaires, mais je lui réponds que je m’en tamponne la coquille comme de sa première patinette.
— Dites, où sont ses fringues ?
Il me dit que le « réceptionniste » de la maison Frigo les a déjà classées. Je vais trouver ce digne homme et je lui présente ma requête en même temps qu’un cigarillo.
Deux minutes plus tard, il sort d’un sac de toile dûment étiqueté les effets et le sac à main de la victime. Les premiers ne m’apprennent pas grand-chose, par contre, je dégauchis dans le second un volumineux portefeuille râpé bourré de papiers, pièces d’identité, photo, etc. Bref l’attirail qu’une personne de l’âge et de la condition de la veuve Berthier a pu se constituer en un demi-siècle d’existence.
Les photos datent de longtemps. J’y découvre des personnages morts ou vieillis, des jeunes gens, des rires, des enfants… La pétasse de vie les a gommés… Et maintenant, cette population fixée sur les rectangles de papier glacé effrangés sont échelonnés, au fil des cimetières. Ou bien ils sont devenus tristes et désenchantés, ce qui est pire… Je n’ai rien à foutre du passé de Mme Berthier… Il est fini et elle itou. Ce qui m’intéresse, plutôt, c’est son présent, ou du moins ce qu’on pouvait appeler de ce nom hier encore !
Je déniche des quittances de gaz, d’autres de loyer… Sa carte d’assurance sociale… Des clous, quoi ! Je m’apprête à tout remettre en place lorsqu’un mince morceau de papier pelure tombe du lot de paperasse. Je m’en saisis… Il a été déchiré dans une lettre et je lis ces mots :
…ouvez m’appeler à partir du…
…bre, à Grenelle 21–23
Le tout est souligné d’un coup de crayon à bille. Ça terminait une bafouille, très certainement, et la mère Berthier a découpé ce coin de baveuse pour mémoire.
C’est peut-être sans relation avec l’affaire ; car maintenant c’est devenu une vraie affaire criminelle ! Mais dans une enquête on ne doit rien négliger.
Une fois encore, petit ballet des numéros téléphoniques… Je trouve l’adresse du Grenelle : Hôtel des Deux Ponts et de la République Réunis, quai de Javel.