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Lorsque j’ai terminé, je dessine sous cette liste un canard à trois pattes qui symbolise l’affaire et j’étudie attentivement ces cinq personnages. Un lien commun les unit : la médecine. Le premier est blessé, les femmes sont infirmières, et l’homme aux grosses paupières est en contact avec au moins deux d’entre elles. Voilà, pas plus duraille que ça. Étant donné que le vent souffle de l’ouest et que le filet de bœuf coûte mille francs le kilo, trouvez l’âge du capitaine.

Une ombre se profilant sur ma liste, je dresse la citrouille et j’avise Plantin, un gars de la maison.

— Monsieur le commissaire, dit-il, il y a là un monsieur de l’ambassade de Danemark qui désire vous parler…

Je me dresse.

Qu’est-ce à dire ?

En coup de vent, je traverse la chaussée et je vais dans le salon d’attente de la Manufacture des passages à tabac. Un monsieur vêtu de sombre, froid, blond, pâle et soucieux m’y attend.

— Monsieur le commissaire San-Antonio ? s’informe-t-il avec un léger accent.

— Soi-même.

— Pietr Andersen ! se présente-t-il.

Je lui présente une main valeureuse qu’il examine avant de la serrer et je le fais entrer dans mon bureau.

— Vous nous avez téléphoné pour demander des renseignements au sujet d’une demoiselle Kessmann ?

— Exact…

— Nos services vous ont fourni les renseignements que vous désiriez, mais il se trouve que la demande d’information faite par eux à Copenhague a éveillé l’attention de notre police. Le chef de la brigade criminelle voudrait savoir ce qui a motivé la curiosité de la police française relativement à cette fille.

À mon tour, j’ai envie de le questionner, mais je me dis à temps que si on joue au ping-pong avec le mot « pourquoi » nous n’obtiendrons jamais le « parce que » tant espéré.

— Nous nous intéressons à une jeune femme blonde qui circule en France avec le passeport de feu miss Kessmann.

— Voilà qui est étrange…

— N’est-ce pas ?

Je lui propose une sèche, mais il refuse discrètement et sort de sa poche un étui de cuir bourré de cigares. Il me le présente. Je chope un barreau de chaise qui remplirait la bouche de Gabriello.

— À mon tour, monsieur Andersen, puis-je savoir pourquoi la police danoise est intéressée par notre curiosité ?

Il fronce les sourcils.

— Je m’explique : le fait que nous ayons pris des renseignements sur cette demoiselle Kessmann est-il de nature à troubler votre police ?

Là, il pige.

— J’y arrive, fait-il.

Il se carre le cigare dans les labiales et refuse la flamme de mon briquet.

— Non, ce serait dommage, proteste-t-il en grattant une allumette.

Quand l’extrémité du cigare ressemble à la chevelure de Favier, il prend le relais.

— Miss Kessmann était affectée à la personne du professeur Munhssen dont vous avez dû entendre parler ?

Je secoue la tête d’un air contrit.

— Non, excusez-moi, vous savez, je n’ai aucun rapport avec les milieux médicaux. Sorti de l’aspirine, je ne connais rien dans ce domaine…

Il réprime une moue apitoyée.

— Le professeur Munhssen n’est pas un médecin, mais un chimiste. C’est lui qui a collaboré à la fabrication de l’eau lourde, au tout début de son utilisation…

— Voyez-vous…

— Il se livrait à de grands travaux concernant un nouvel explosif. Il devait faire une grande déclaration à ce sujet au congrès de Bruxelles-Londres, mais il a été accidenté au cours d’une expérience… C’est à cette occasion que Mlle Kessmann est venue le soigner…

Je sens un métronome dans mon colombier. Mes enfants, je ne sais pas où vous en êtes de vos cogitations, en admettant que vous ayez pris votre phosphore ce matin, mais moi j’ai la matière grise qui fait des heures supplémentaires…

Je croasse :

— Et ensuite ?

Andersen paraît vaguement étonné.

— Vous n’avez pas lu les journaux ?

— Ça dépend lesquels !

— Le professeur Munhssen est parti en voyage huit jours après la noyade de son infirmière. Il y a trois semaines de cela, depuis on est sans nouvelles de lui.

J’ouvre le tiroir de mon bureau et je lui tends la photo de l’inconnu à la tempe meurtrie (tiens, v’là une jolie appellation).

Andersen y file un coup de périscope et en laisse choir son cigare sur son futal.

— Mais c’est lui ! crie-t-il.

Du coup, le prestige de la police française fait un pas en avant.

— Enfin, murmuré-je, voilà mon zouave identifié…

Le brave attaché d’ambassade n’en revient pas.

— Comment se fait-il ?

— Mystère et fromage mou, rétorqué-je. Il est trop tôt encore pour que je m’étende sur la question.

Et pour cause ! Tu parles, Jules, comme dirait un type amoureux des vers libres.

— Nous sommes sur une piste, dis-je. Mais nous avons besoin du maximum de renseignements concernant Munhssen. Vous pouvez déjà me dire dans quelles circonstances il a disparu.

— Oh, le plus simplement du monde. Il a prévenu ses collaborateurs qu’il partait en convalescence en Italie…

— Il n’était pas marié ?

— Il était veuf… Il n’avait qu’une fille, mariée aux États-Unis. Il lui a écrit pour lui annoncer son voyage… Et puis un jour il a disparu sans laisser de traces… Ce qui a troublé son domestique, lequel était en congé au moment du départ de Munhssen, c’est qu’il a trouvé le passeport du professeur en faisant des rangements. Cet oubli était surprenant de la part d’un homme partant à l’étranger…

— En effet…

— Le valet de chambre a averti la police. Une enquête a été faite, mais il semble que le professeur Munhssen se soit désintégré. Des clans se forment au Danemark à son sujet, certains pensent qu’il est parti en Union soviétique, clandestinement. D’autres qu’il a été assassiné…

— Je vois…

Andersen tortille la photo dans ses doigts.

— Où avez-vous retrouvé mon compatriote ?

— Hé là, je ne l’ai pas retrouvé. Cette photo était en possession de la femme blonde qui s’est emparée de l’identité de la fille Kessmann…

— Tout cela m’a l’air très embrouillé.

— Ça l’est, en effet…

Brièvement, je lui raconte les principaux faits de l’aventure. Puis, ensemble, nous câblons à Copenhague pour savoir si mes collèges danois connaissent l’homme aux paupières tombantes et la fille blonde.

— De toutes façons, dis-je à l’attaché lorsque ces formalités sont accomplies, j’ai dépêché à Copenhague un de mes auxiliaires. C’est un homme précieux qui va éclaircir pas mal de points obscurs…

C’est sur cette promesse que nous nous séparons. Dès que le méticuleux Andersen s’est taillé, je grimpe chez le Vieux pour lui faire le point de l’affaire.

Il est très intéressé. Debout, les fesses contre le radiateur, son crâne ivoirin scintillant à la lumière électrique, il m’écoute…

Lorsque j’ai terminé, il rumine ces informations, puis tire sur ses manchettes et regarde avec consternation un brin de poussière sur la pointe avancée de sa godasse gauche.

Je ne trouble pas ses réflexions… Du reste, il ne le permettrait pas.

— Je connaissais Munhssen de réputation, déclare-t-il. C’était un savant considérable.

— C’en est peut-être toujours un, hasardé-je.

— Pourquoi pas ? fait-il en se massant la rotonde de sa main délicate.

— D’après moi, il était surveillé par des gens que sa dernière découverte intéressait. On a assassiné son infirmière qui le surveillait de trop près et on lui a adjoint la mystérieuse jeune femme blonde…