— J’y ai pensé…
Le Vieux me foudroie de son œil bleu glacier.
— Possible, dit-il, mécontent. Son enlèvement a été préparé… On l’a obligé de prévenir son entourage du départ afin de ne pas attirer l’attention, sans doute même Munhssen comptait-il vraiment aller se remettre en Italie…
— C’est probable…
Autre regard courroucé du Vieux.
— Munhssen a été amené clandestinement en France ; peut-être avec un avion particulier. Seulement, son état physique a nécessité des soins particuliers et on a eu recours à cette veuve Berthier…
— Ça se tient !
— Merci ! crache-t-il sèchement.
Il marche de long en large dans son bureau.
— Pourquoi a-t-on photographié Munhssen ? Voilà ce qu’il serait intéressant de savoir…
Cette fois, je la boucle hermétiquement.
Et, naturellement, comme j’omets de la ramener, il m’oblige à jacter.
— Vous n’avez aucune thèse à proposer à ce sujet ?
— Si, fais-je, uniquement pour l’emmaverdaver.
— Je vous écoute…
— Supposons que la France n’ait été qu’une étape dans le cours de l’enlèvement ?
— Bon, après ?
— Supposons que Munhssen ait fait une rechute… Une rechute grave obligeant ses ravisseurs à le cacher sur notre territoire avant de l’expédier autre part ?
— Oui, ensuite ?
— Cela expliquerait l’intervention de la mère Berthier… Ce serait déjà ça d’acquis.
— Continuez, San-Antonio.
— Seulement les gens à qui on doit remettre Munhssen sont des sceptiques, ils ne croient pas en cette maladie… Ils craignent un piège… Pour les rassurer, pour se justifier, en somme, les ravisseurs photographient le prof… Qu’en pensez-vous ?
Il met un moment à répondre. Après quoi, il branle le chef, comme on dit dans les écoles hôtelières.
— Ça n’est pas impossible !
Me voilà vachement encouragé avec une telle approbation. Je peux toujours distiller ma matière grise ! C’est vraiment du cochon donné à un marchand de confitures !
— Que pensez-vous faire ? s’inquiète le Vieux.
— Rechercher Munhssen.
Il fait claquer ses doigts manucurés.
— Il ne suffit pas de le rechercher, San-Antonio…
— Ah oui ?
— Il faut le retrouver ! N’oubliez pas que maintenant les Danois sont au courant de vos investigations. L’affaire prend des proportions internationales.
Voilà ce vieux peigne qui se gargarise à la potion tricolore. Je n’ai pas fini. Dans vingt secondes, ça va être le salut aux couleurs et l’émission de Jean Nohain !
Je lui laisse tartiner ses hautes considérations sur le prestige français, le message de notre pays, sa mission intellectuelle, etc., etc., en vente dans toutes les bonnes pharmacies !
Après quoi, je me lève.
— Eh bien, patron, si vous le permettez, je vais attaquer !
— Par où ?
— Par la piste Berthier… On ne s’est pas adressé à elle au petit bonheur, il existe nécessairement un lien entre elle et les ravisseurs du savant.
— Nécessairement, admet le Vieux.
Il conseille, doctoral :
— Fouillez son passé !
— Bien, chef.
Le passé des gens, y a rien de plus déprimant. Quand on fait la connaissance de quelqu’un, on ne peut pas se figurer sur quel tas d’immondices il est bâti !
En pauvre crêpe, on le trouve sympa… On le prend pour un crac ou bien pour saint Machin-Chose, et puis, si on retrousse les manches et si on commence à gratter son sous-sol, on découvre la misère de l’existence… Ou plutôt on trouve l’existence elle-même, avec son tas de vieux bidets crevés, de dentiers brisés, de bandages herniaires, de coquilles d’œufs, de coquilles d’huîtres, de papiers froissés… Ah ! les papelards. Ce sont eux les plus dégueulasses ; oui, les papelards, les lettres d’amour, les lettres anonymes, les lettres de faire-part, les lettres de cachet, les lettres sans cachet ! Les extraits de naissance, les avis de décès, les annonces, les affiches, tous les papiers qui ne demandaient qu’à rester blancs ! Les plus potables, ce sont ceux qu’on met en rouleau dans de petits endroits… À ceux-ci, du moins, les hommes ne confient pas leurs sales pensées…
— Fouillez-le bien ! tranche le Vieux.
Ce que la pensée vagabonde, tout de même ! Moi, j’étais déjà aux antipodes.
Je m’évacue en souplesse et je descends trouver les inspecteurs de service.
— Tout le monde sur Mme veuve Berthier, domiciliée 17, rue Clapeyron, fais-je. Elle est canée ce matin d’un coup de goumi sur la théière. Il me faut le maxi de rembours sur elle : d’où elle vient, ce qu’elle faisait avant de venir au monde ainsi qu’après, bref, le grand jeu… Explorez surtout ses relations… J’exige son curriculum complet et détaillé, vous m’entendez, bande d’égotistes ? S’il manque une heure de sa chienne de vie dans votre rapport, vous pourrez aller vendre des Esquimaux Gervais en Sibérie…
Je dois avoir ma frite des jours J, parce qu’il y a un méchant remue-ménage dans la volière. Ça galope dans tous les azimuts, croyez-moi. Chacun de décrocher qui son bitos, qui son pardingue au portelardeuss.
Comme la meute va se ruer à l’hallali, je gueule :
— Et c’est pas pour Gallup que vous marnez, les petits. Compris ? C’est pour bibi ! Vos tuyaux, il me les faut pas pour le tri-millénaire de Paname, mais demain aux aurores ! Les ceuss qui reviendront les mains vides n’auront pas droit à une place assise dans le métro, car ils ne pourraient pas l’utiliser avant longtemps !
Sur cette menace discrète, ils s’évaporent comme un flacon d’éther débouché[2] !
Quant à moi, dit mézigue, conscient d’avoir accompli mon devoir de chef, je colle mes lattes sur mon sous-main, je croise mes pognes sur ma brioche et, épuisé par ces multiples incidents, je pique un somme réparateur.
C’est Magnin, du standard, qui m’éveille. Il le fait avec le maximum de discrétion.
— M’sieur le commissaire, balbutie-t-il. Hé ! M’sieur le com…
Je sursaute. Moi qui rêvais que je me calçais une bergère primée, je déchante en avisant la trogne constellée de pustules du gars Magnin.
— Et alors ! fais-je. On frappe avant d’entrer !
— Mais j’ai frappé !
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un câble pour vous…
— Ça vient de Copenhague ?
— Non, de Bagdad.
— Hein ?
J’arrache la feuille bleue qu’il brandit. Avec une stupeur compréhensible, je lis :
Ai pris l’avion de Saigon au lieu de l’avion d’Oslo, stop. Suis descendu à la première escale pour faire demi-tour, stop. Préviens Mme Pinaud que je n’irai pas ce soir avec elle chez Poitoud, stop. Dis-lui d’embrasser Amélie pour moi, stop.
Je reste un brin suffoqué. Puis je froisse le message et je me tourne vers Magnin.
— Tu vas filer un câble à destination du prochain avion qui fait Bagdad-Paris, renseigne-toi…
— Bien, monsieur le commissaire…
Il s’empare de son bloc et de son crayon à mine grasse.
— Quel en est le texte ?
Je réfléchis.
— Adressé à inspecteur principal Pinaud…
— Ensuite ?
Tu ne me croyais pas lorsque je t’assurais que tu n’étais qu’un c… J’espère que maintenant ce doute est dissipé !
2
Le lecteur constatera que pour la métaphore je ne crains personne. « Toujours plus hardi », « À la pointe extrême de l’originalité », telles sont les deux devises qui me servent de traversin !