J’ai commandé une tournée et ça l’a calmé.
Il s’est mis à me raconter le drame de son voisin de palier qui ne parvenait pas à procréer. Le malheureux ne savait plus à quels seins se vouer…
— S’il te prend comme manager, je le vois mal parti, ai-je affirmé.
Pinuche a promptement retiré sa petite moustache qui macérait dans son verre de blanc.
— Môssieur San-Antonio, s’est-il rebiffé, puisque vous m’obligez à entrer dans certains détails intimes, laissez-moi vous dire que ma virilité se moque de vos atteintes !
— Te lance pas dans l’abstrait, Pinuche ! Et moule le style Régence, car tu te prendrais les pieds dans des subjonctifs vicelards !
Toutes ces parlotes pour bien vous montrer, les mecs, que ce jour-là, rien ne laissait prévoir l’imminence d’une aventure ahurissante.
L’air n’était pas plus vicié qu’un autre jour. Les gens avaient des tranches de lundi, la bonne du bistrot avait mis ses deux nichons, Bérurier jouissait de sa connerie proverbiale et Pinaud fonçait allégrement dans le gâtisme… Bref, tout n’était qu’harmonie…
Et alors la lourde du troquet s’est ouverte à la volée. Favier est entré. Il n’avait pas pris le temps d’ôter sa blouse blanche.
Sa figure ressemblait au point d’exclamation qui ponctue les titres des Folies-Bergère.
— Je me doutais que vous étiez là ! s’est-il écrié.
Il m’a exposé devant la frime une photographie humide comme un veau nouveau-né.
— Regardez, monsieur le commissaire… Ça n’est pas la photo d’un nègre, en effet, mais c’est celle d’un mort !
CHAPITRE II
Éclairage au néant
J’écarquille les carreaux. Il dit vrai, Favier… Le quidam dont la bouille a résisté au jour ne devait plus penser à grand-chose lorsqu’on lui a tiré le portrait. Il est pris de face, mais on aperçoit nettement à sa tempe gauche un trou gros comme la capsule d’une bouteille d’eau minérale. L’orifice est auréolé de noir. J’examine le personnage en détail. Je connais bien ce genre de photo. À la Grande Taule, on en fabrique d’identiques lorsqu’on a dégauchi un macchab dont on ignore l’identité. On fait un brin de toilette au monsieur, on lui nettoie la vitrine, on y colle du Rouge Baiser aux labiales, du noir au-dessus des lampions, on ouvre ceux-ci pour que le zouave paraisse vivant, on rajuste son nœud de cravetouze et roulez les rotatives.
Je me perds dans la contemplation de l’étrange personnage jailli du néant. C’est un bonhomme maigre, d’une soixantaine d’années, au visage anguleux, aux joues creuses, au front bombé.
Il a le cheveu plat, une raie très basse à la démocrate-chrétien et les étiquettes un peu décollées.
Le monsieur en question semble sévère, mais ça doit venir de son regard mort. Ses yeux très clairs sont intégralement vides, et pour cause. Ses lèvres minces sont rentrées, donnant à la bouche ce quelque chose d’effrayé et de féroce qui marque le grand passage.
Favier se caresse le menton, ce qui, chez cet être grave, est un signe de jubilation.
— Que pensez-vous de ça ? me demande-t-il.
Pour l’instant, j’avoue que ça se bouscule un peu sous ma coiffe. « Faut que je vous fasse rire ! » annonçait le gros Bérurier. Elle est bien de lui, celle-là ! Cette émanation hors concours de la stupidité humaine a collé ses grands pinceaux dans un drôle de pastaga. C’est inouï ce que nous avons le chic, nous autres poulets, pour tomber sur des trucs bizarres sans les chercher. Le Béru fait l’emplette d’un cadeau de noces pour son neveu, il l’achète aux Puces et, en supplément du programme, à titre de prime, on lui brade avec l’appareil photo le portrait d’un homme qui, si je ne m’abuse, comme dirait un faucon, a reçu un berlingot dans la mansarde.
— Asseyons-nous, proposé-je.
J’entraîne Favier à l’écart, sans tenir compte des bêlements de Pinaud qui tient à me faire observer que je n’ai pas réglé la tournée.
— Attendez, vieux, dis-je en passant la photo sur le marbre du guéridon, ne nous affolons pas et surtout gardons-nous de faire de la littérature à trois francs.
J’examine le monsieur à la tempe oblitérée.
— Peut-être s’est-il suicidé ? suggéré-je. Quelqu’un de sa famille a voulu garder un souvenir de lui…
— Hum, fait-il. Il faudrait admettre qu’il était gaucher.
— Pourquoi pas ?
— Certes, mais les droitiers sont en majorité. Et puis…
Il extrait de sa poche une loupe qu’il me tend.
— Regardez, le projectile est entré nettement de haut en bas, les lèvres de la plaie ne laissent aucun doute sur ce point…
Je constate la chose.
— On se demande comment il aurait dû tenir le pétard pour se faire ça soi-même, appuie Favier.
Je jette la loupe sur la table. Au bruit, la servante aux roberts avantageux annonce son sourire Colgate.
— Ça sera ? s’informe-t-elle en posant sur moi un regard qui ferait éclore une couvée de crocodiles.
— Une bière ! décrète Favier qui a le sens de l’à-propos.
Je reste fidèle au petit blanc de Savoie.
Je n’arrive pas à cristalliser ma pensée sur cette histoire. Le fait qu’elle soit provoquée pas le gros Béru m’empêche de la prendre au sérieux. Il doit y avoir une explication à ça… Peut-être un journaliste a-t-il photographié le défunt pour son canard et l’a-t-il laissé choir postérieurement pour une affaire plus excitante ?
— Cette bouille ne vous dit rien ? je questionne.
— Non, assure Favier. Je vais la montrer à David, des Sommiers, il a dans l’œil et dans ses fichiers le portrait parlé de tous les gars disparus ou morts de façon violente…
— O.K., je vais bouffer un morceau ici… Dès que vous aurez du nouveau, faites-le moi savoir.
Il écluse son résidu de houblon et je lui en serre cinq à la fois.
Je hèle la vaillante soubrette pour lui dire de me sustenter. Cette jouvencelle, dont la fine moustache ouvre des horizons infinis sur son système pileux, me révèle que le plat du jour se compose de saucisse de Toulouse. J’en sollicite une de sa haute bienveillance et elle me l’apporte en priorité sur le restant de la clientèle. Pour tout vous dire, la charmante enfant a un faible pour moi ; un faible assez fort !
Comme toute peine mérite salaire, j’y vais de la tarte à la crème.
Je lui affirme que ses yeux paraissent découpés dans du velours, que sa bouche est un piège à baisers et que si on mettait en vente ce qui lui remplit le corsage, Boussac devrait bazarder tous ses bourrins pour en douiller la juste valeur.
Après ces salades, la môme se prend pour Sophia Loren et regagne son bac à plonge comme s’il s’agissait d’une salle de bain en marbre noir.
Le gars San-Antonio attaque gaillardement l’estimable saucisse qui repose sur un lit de lentilles pour lesquelles Ésaü ferait de nouvelles bêtises… Dans ce troquet, le menu tiendrait sur un ticket de métro, mais ce qu’on y tortore est de first quality.
J’avale la suprême bouchée lorsque Bérurier paraît. Il est blindé comme un croiseur de bataille. Je comprends qu’il a retravaillé sa biture nuptiale. À force d’avaler des calmants à soixante-dix degrés pour lutter contre la g.d.b., il a ramassé une caisse plus monumentale que celle de la veille. Il tient à peine debout et un regard un peu trop appuyé le ferait tomber.
Le regard noyé, le geste lourd, il s’approche de ma table.
— C’qu’je… commence-t-il.