Il soupire :
— Ne va pas trop vite…
— Mais non, tu sais bien que ma voiture ne dépasse pas le cent-soixante…
Il gémit comme le fermoir d’un porte-monnaie écossais.
— Tu vas gagner le canard un de ces jours, San-Antonio…
Tel un météore ou un satellite artificiel, notre équipage traverse Mantes, puis Évreux… Le Gros est acagnardé sur sa banquette, cramponné à son bitos… Ses gobilles fixées sur le cadran de vitesse, il annonce d’une voix geignarde :
— Cent quarante ! Cent quarante-cinq…
J’écrase la girole.
— Il y a un virage signalé, crie Bérurier.
— Je sais, merci…
— Ralentis ! C’est de la démence… Tu vas…
À la fin, j’en ai classe de ses jérémiades.
— Écoute, bonhomme, lui dis-je, si tu ne la boucles pas immédiatement, je vais faire de l’excès de vitesse pour de bon et il ne sera pas impossible que ta femme reçoive par paquet-lettre ce que tu possèdes de plus précieux : à savoir tes trois dents en or…
Il la ferme instantanément.
Ensuite, c’est Lisieux, puis Caen… Le Gros me dit qu’il mangerait bien des tripes vu que son malaise est maintenant complètement dissipé.
Cette résurrection me fait sourire.
— Au retour, mon vieux boa, au retour… J’ai hâte de mettre la paluche sur ton cadeau de noces.
Encore une vingtaine de bornes et nous arrivons dans la petite station balnéaire de Riva-Bella. Le coin est charmant comme un terrain vague. Pour corser encore la tristesse ambiante, la mer est tellement démontée que les sardines doivent prendre mal au cœur.
Béru connaît le patelin. Il nous dirige droit à l’hôtel Mes Délices, où les amoureux savourent les leurs. Le gargotier se fait tartir comme une croûte de pain derrière une malle. Pour le quart d’heure, il fait les mots croisés du Hérisson et cherche un mot de trois lettres commençant pas c et finissant par n qui veuille dire « vous en êtes un autre ». Il avise Bérurier et c’est une révélation pour lui. Il note fiévreusement sa trouvaille et s’empresse.
— Quel hasard ! demande-t-il.
Le Gros s’affale sur une banquette qui ne lui avait cependant rien fait.
— Vite, un calva ! mugit-il. La voiture m’a barbouillé…
Le taulier s’empresse. Mon pote engloutit l’alcool de pommes et clape de la menteuse avec conviction.
— À part ça, rien de cassé ? s’inquiète le maître de Mes Délices.
— Non, dit Béru, rien, les jeunes sont là ?
— Oui, dans leur chambre…
— Allons-y, fais-je au Gros.
Nous grimpons un escadrin vertical aux marches luisantes d’encaustique. Bérurier glisse sur l’une d’elles et redescend à plat ventre. Il se dresse, humilié par sa chute, se frotte les genoux, tire sa montre de son gousset et vérifie qu’elle marche encore. C’est un formidable oignon d’un mètre de diamètre qu’il a déjà légué par testament au clocher de sa paroisse.
— Rien de cassé ? demandé-je.
Il secoue la tête. Nous parvenons à l’étage et mon camarade s’arrête pour reprendre souffle. On dirait qu’il vient d’escalader l’Everest…
Je vais frapper à la chambre 12 lorsque des cris retentissent. La jeune épousée est en train d’appeler sa mère à pleine gorge ! Notez qu’elle serait bien emmouscaillée si la vieille radinait à cet instant.
Béru en rosit.
— Ma parole, dit-il, ils remettent le couvert !
— Ils sont là pour ça, non ?
Nous attendons la fin de la séance pour nous manifester.
Un conflit éclate entre les tourtereaux pour une mesquine question de rythme… La petite est pour l’accélération, tandis que le boxeur se déclare partisan d’une allure modérée. Probable qu’il a vu l’écriteau fiché à l’entrée du bled : « Ralentir, chaussée bombée ! » De toute façon, comme c’est lui qui conduit, il fait prévaloir son point de vue. La môme se soumet.
— Tu vois, chuchoté-je à mon compagnon, tout est question d’adaptation dans la vie.
Béru est couleur framboise. Sérieusement émoustillé, le zig ! Je vous parie bien une brosse à dents de scie contre une calvitie de notaire que si je n’étais pas là, il mettrait l’un de ses yeux au niveau de la serrure.
Comme un soupir nous parvient, nous concluons que la représentation est terminée et nous frappons à la porte.
Un silence, puis la voix essoufflée du Bérurier junior retentit :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tonton ! dit le Gros en dénouant sa cravate.
L’ex-boxeur croit à une calamité familiale et se hâte de délourder. Il est vêtu d’un seul slip et il a des yeux cernés comme l’armée française à Waterloo.
— Mon Dieu ! fait-il en nous apercevant.
Nous entrons dans la pièce. Ça renifle l’amour et le renfermé. La jeune épousée se cache derrière un drap. Elle n’est pas jolie, mais gentille, et il y a dans son regard surpris autant d’intelligence que dans le trou d’écoulement d’un évier.
Béru calme les inquiétudes du couple en louchant sur un bout de sein de sa nièce qui se barre par-dessus la carrante.
— Je viens chercher l’appareil photographique que je vous ai offert, dit-il.
Ils en sont comme deux ronds de flan à la vanille.
— Le… l’ap… l’appareil ! bredouille le boxeur.
Béru est emmouscaillé. Je lui viens en aide.
— Il l’avait montré à quelqu’un qui se trouvait dans notre bureau, ce quelqu’un l’a touché et nous voudrions récupérer les empreintes… Dès demain nous vous le renverrons par colis postal…
Le neveu, qui croyait déjà que sa bonne veille maman avait passé sous un autobus, est soulagé. Il va chercher l’appareil et nous le tend. Nous remercions, nous nous excusons et laissons les jeunes mariés à leurs ébats.
Le taulier nous guette au bas de l’escadrin.
— Ça marche, là-haut ? s’inquiète-t-il.
— Très bien, le rassuré-je, du train où vont les choses, non seulement on peut espérer un garçon, mais il est probable que ce sera un cosaque !
Nous bombons jusqu’à Caen où Béru, suivant la promesse que je lui ai faite, se cogne une casserolée de tripes. Les amours de son neveu auxquelles nous avons assisté de façon auditive l’ont plongé dans une sorte de tendre euphorie. Il est attendri, ce cher homme.
La bouche pleine, la trogne congestionnée, le gilet déboutonné, le chapeau redressé, il me confie :
— Vois-tu, San-A., les Bérurier sont de solides amoureux. Je me souviens de ma nuit de noces…
Je hausse les épaules.
— C’est si loin tout ça, Béru…
La sauce des tripes lui dégouline aux commissures.
— Tu peux être certain que cette nuit-là Mme Bérurier a eu les doigts de pied en bouquet de violettes !
— Pourquoi, tu lui as fait une frayeur ?
Il se marre.
— Une drôle !
La nostalgie lui va bien. Sa cravate traîne dans l’assiette de tripes, il la pique avec un paquet d’entrailles et, par inadvertance, l’enfourne dans son clapoir.
Je m’apprête à lui faire observer combien une cravate, même à pois, est indigeste, mais un autre spectacle sollicite mon attention.
Notre bagnole est stoppée juste devant les troènes limitant la terrasse du restaurant. Et je m’aperçois qu’un type fringué d’un pardeusse marron et d’un chapeau noir est en train d’ouvrir la portière sans la moindre façon.
Je me lève avec une telle hâte que l’assiette de Bérurier bascule et qu’il prend le reliquat des tripes sur sa braguette qui en a vu bien d’autres — et des moins bonnes.