San-Antonio
Descendez-le a la prochaine
PREMIÈRE PARTIE
LE MEURTRE DE SAN-ANTONIO
CHAPITRE PREMIER
AU RAYON DES MACCHABÉES EN TOUT GENRE
Le gars qui pourrait me prouver par a + b qu’il a, au cours de son existence, exécuté une besogne plus débecquetante que celle à laquelle je me livre depuis une huitaine de jours aurait droit, selon moi, au salut militaire, au salut éternel et à une place assise dans les chemins de fer.
Faut vraiment avoir le palpitant arrimé avec du gros filin pour tenir le choc. Et je le tiens, moi, le choc, parce que mon job, c’est justement de ne pas faire la fine bouche.
Voilà une semaine que je visite les morgues de France à la recherche d’un cadavre… Non pas du cadavre d’un mec disparu et que je suis chargé de retrouver, mais du cadavre dont nos services entendent faire l’emplette.
Car c’est la vraie vérité du Bon Dieu ; aussi ahurissant que cela paraisse, nous cherchons à nous rendre acquéreurs d’un mort. Et c’est moi qui suis chargé de dégauchir le cané idéal ! C’est duraille.
C’est duraille parce que le mort que nous voulons doit répondre à un signalement très rigoureux. D’abord ce doit être un homme. Ensuite, il doit mesurer un mètre quatre-vingt-quatre et être âgé d’une trentaine d’années, être blond, posséder toutes ses dents à l’exception d’une prémolaire qui doit être en argent… Vous le voyez, c’est assez compliqué.
Ça l’est même tellement que, jusqu’ici, après avoir visité les morgues de Paris, de Lille, de Rouen, de Reims, de Strasbourg, où l’on nous signalait des macchabées dont la description avoisinait notre prototype idéal, je n’ai pu dénicher l’oiseau rare !
A Lille, j’ai eu un espoir assez sérieux… Il y avait un type blond, d’un mètre quatre-vingt-deux : mais il lui manquait la moitié des chailles et il avait deux doigts sectionnés… c’était pas de pot ! Avec un peu de bonne volonté on serait arrivé à l’arranger…
C’est donc de guerre lasse, comme dit l’autre, que je pousse la lourde de la morgue d’Orléans…
« Qu’est-ce qu’on irait faire à Orléans à dix heures du soir ! » s’exclamait la femme du paysan qui voulait s’acheter une bagnole…
Il est justement dix heures, mais dix heures du matin ! Et si je disais aux gens qui me regardent passer l’objet de ma visite, probable qu’ils feraient une drôle de tirelire !
Un type un peu myope affublé d’un uniforme trop étroit pour lui vient à ma rencontre dans le couloir dallé.
— C’est pourquoi ? demande-t-il…
— C’est au sujet d’un cousin à moi qui a disparu… On m’a signalé à la police que vous aviez parmi vos pensionnaires un homme correspondant à son signalement, puis-je le reconnaître ?
Il est d’accord.
— Venez, dit-il…
Une affreuse odeur de mort et de désinfectant flotte dans la bâtisse.
Nous arpentons un bon métrage de couloirs, et il me conduit au sous-sol par le truchement d’un ascenseur plus long que haut.
En bas, l’odeur de mort se complique de relents d’humidité. J’en ai des picotements dans la moelle épinière…
— Entrez ! invite le maître de ce domaine du canage, et il pousse une lourde épaisse comme la couennerie d’une cliente de tireuse de cartes.
La pièce où je pénètre ressemble à toutes celles que j’ai déjà vues dans ces sortes d’endroits. Elle est nue, glacée, blanche et vous n’avez pas besoin de vous raconter des choses tristes pour garder votre sérieux.
— A quoi il ressemble, votre cousin ? demande le mec.
Je lui fais une brève description…
— Je vois, dit-il, c’est sûrement le pauvre gars qu’on m’a amené jeudi dernier…
— Que lui est-il arrivé ?
— Suicide au gaz…
Je hausse les épaules.
Vous avouerez qu’il faut en tenir une drôle de couche pour renifler du gaz de ville au prix où en est le mètre cube !
Le gnome en uniforme tire sur une manette, il y a comme un bruit de billes roulant dans un tube de métal, et le tiroir s’ouvre.
A l’intérieur est allongé un pégreleux qui est ce que j’ai vu de mieux jusqu’à présent comme article maison. Apparemment, c’est pile ce qu’il me faut…
On lui donne la trentaine, il est blond et, si j’en crois mon coup d’œil, il fait son mètre quatre-vingt-quatre, comme un grand !
Je m’approche, je tire sur ses lèvres pour les écarter, et je gaffe son clavier. Il lui manque pas une touche. M’est avis que j’ai déniché l’oiseau rare…
— Vous le connaissez ? me demande l’employé…
— Oui, je dis, c’est bien lui.
Je demande :
— Comment ça s’est passé ?
— Il était, paraît-il, dans un petit meublé depuis quelque temps. Et il s’est suicidé…
— Une femme ?
Il hausse les épaules pour signifier qu’il n’en sait rien, mais que ça ne l’étonnerait pas le moins du monde.
— Pourquoi n’a-t-on pas prévenu la famille ? je m’exclame.
— Ah ! ça… Voyez la police…
Je le remercie, j’écrase une larme imaginaire au coin de mon œil et je mets les voiles en lui disant que je vais prendre mes dispositions pour faire enlever le corps de mon malheureux parent auquel j’entends donner une sépulture décente.
En quittant la morgue, je passe à la Sûreté. Je demande Ribot, le divisionnaire ; un vieux pote à mézigue avec qui j’ai fait la java lorsque j’usais des fonds de slips dans les claques de Paris… Il est devenu gras comme un pain de saindoux et ses yeux se diluent derrière ses pommettes bouffies comme des comprimés de saccharine dans un bol d’eau chaude.
— Salut, l’obèse ! je fais…
Il fronce les sourcils, ce qui escamote tout à fait ses châsses…
— Mais c’est San-Antonio ! fait-il enfin.
— En chair, en os, mais moins en graisse que toi ! je réponds.
Il se rembrunit. Tous les gros se rembrunissent lorsqu’on les charrie.
— Appuie un peu sur ta valve, je dis… Je voudrais voir comment ça se passe quand tu dégonfles ta baudruche !
— Monsieur est toujours aussi futé, ronchonne Ribot. Monsieur a toujours son almanach Vermot dans sa poche revolver…
— Juste ! je réponds… Ça tue le temps… On tue assez de braves gens pour s’offrir ce petit supplément…
J’en fais le tour après avoir serré les cinq saucisses de Savoie plantées dans un camembert trop fait composant sa dextre.
— Alors, quoi de neuf ? demande-t-il.
— J’ai soif…
— Allons au troquet du coin. J’ai ma bouteille de pastis personnelle.
— Ce qu’on sait s’organiser en province ! je m’écrie…
Il boude…
— Te fous pas de la province, elle a du bon…
Nous descendons à son bistrot. Il me demande des détails sur ma vie privée…
— Comment va Lulu ?
— Quelle Lulu ? je demande…
— Mais… la souris avec qui tu étais lorsque je suis parti de Paris !
Je pars d’un grand éclat de rire…
— Qu’est devenue ta chemise verte à rayures ? je fais…
— Quelle chemise ? grommelle Ribot.
— Celle que tu portais lorsque tu as quitté Paris… Mon pauvre gros, Lulu ! Je ne sais même plus de laquelle tu veux parler…
— Bref, fait-il, tu n’as pas changé !
— Si, j’ai changé de poulettes, et je continue d’en changer… C’est une habitude qui relève presque plus de l’hygiène que du sentiment, mais ça n’est ni pour parler de mes conquêtes, ni pour mesurer ton tour de taille que je suis ici.