— Un Martini, je fais, en réponse à la question professionnelle de la serveuse.
Elle me fait la belle dose.
Pendant que je sirote ma mixture, je songe que la vie est tout ce qu’il y a de tocasson pour certains.
Ainsi, ce Karl Bunks qui moisit dans un petit trou secret et qui ne peut plus rien espérer d’autre qu’une balle dans la calbombe !
Notez qu’il l’a bien cherché. S’il avait tenu son nez au sec, ça ne lui serait pas arrivé. Mais non, Monsieur et sa famille veulent faire dans l’idéal de haut luxe ! La grande Allemagne et le toutim… Air connu.
Alors, ces gros pontes, au lieu de se tenir peinards et de jouir de leur pognozoff, réorganisent un gigantesque réseau d’espionnage pro-nazi, sous le couvert de leurs sentiments Europe Nouvelle !
Et ils s’amusent à brouiller les cartes diplomatiques qui n’ont guère besoin de ça, présentement…
Maintenant, vous avez dû suffisamment gamberger à ce qui précède pour que je radine avec mon flaminaire afin d’éclairer votre lanterne.
Entre nous et le coin du buffet, je peux bien vous avouer que depuis quelque temps, des pourparlers très avancés sont en cours entre les Ruscofs et les Amerloques au sujet de l’Allemagne.
A force de se tirer la bourre, ils ont fini par comprendre qu’ils ont intérêt à mettre les œufs en commun et à partager l’omelette. Ça contriste les légumes dans le genre des Bunks qui craignent de voir leur tas de jonc se faire la malle un beau jour.
Alors, ces dites légumes financent tous les dégourdis de la dernière et qui veulent encore jouer au petit pompier. Karl Bunks a pris la direction d’un groupe à Paris. Depuis un bout de temps, nous le surveillions et puis voilà qu’une nuit, ses foies-blancs ont embarqué un attaché de l’ambassade soviétique qui transbahutait une serviette pleine à craquer de paperasses. Les papiers n’ont qu’un intérêt secondaire, mais le kidnappé en présente un très supérieur, il faut le croire, car Moscou a fait un foin terrible. Il paraît qu’ils tiennent à récupérer l’attaché, mort ou vif, avant le mois prochain. Vous dire pourquoi, j’en suis bien incapable, ne le sachant pas moi-même. L’ambassadeur d’U.R.S.S. a remis une note impérative au ministre des Affaires étrangères, lequel l’a transmise à celui de l’Intérieur, lequel l’a passée au grand patron. Lorsqu’elle est parvenue au gars San-Antonio, elle était tellement surchargée d’avis confidentiels et pressants, qu’il fallait une loupe pour parvenir à la déchiffrer.
Alors le boss et moi, on a examiné sérieusement la question. La seule manière de récupérer l’attaché russe ou sa carcasse puisque ses supérieurs se contentent éventuellement de celle-ci, c’était de s’assurer de la personne de Karl Bunks que nous savons l’instigateur du coup. Ç’a été fait discrètement par mes soins. Je l’ai amené dans le petit garde-manger que vous savez et il a été confié à nos meilleurs spécialistes de la question ; mais c’est un garçon peu loquace qui sait admirablement tenir sa langue.
Alors, le chef a tenu le raisonnement suivant :
— Un mort est plus facile à découvrir qu’un vivant, car d’un mort, on est obligé de se débarrasser. En faisant croire aux Bunks que leur fils est tué, ils penseront qu’il s’agit de représailles, et il y a gros à parier que l’attaché en subira les conséquences si ce n’est pas fait. Nous aurons donc davantage d’espoir de ramener ses abattis…
Comme vous le constaterez, les sentiments n’ont pas grand-chose à voir avec cette histoire, seulement, rappelez-vous, bande d’endoffés, qu’on n’a jamais fait du contre-espionnage avec des sentiments.
Voilà pourquoi j’ai fait la pantomime du cadavre, en Allemagne. Tout simplement parce que, à court de ressources, nous avons pris le parti d’attaquer à notre façon…
— Remets-moi ça, gamine…
Elle me sourit avec dévotion.
C’est une brave petite greluse. Un de ces jours faudra que je lui propose une virée à la cambrousse… C’est le genre de brancard à travailler dans l’herbe, au bord de l’eau, comme dans les films sentimentaux.
Comme elle passe à proximité pour renouveler les consos des joueurs de belote, je la cramponne par la taille.
— Toi, je lui susurre, t’es la gosseline de mes rêves… Faudra que je t’explique ça en long et en large un de ces quatre !
— Hé là ! grogne le patron de derrière son canard, pas de charres au personnel, commissaire !
— Toi, le gros, je lui dis, potasse les petites annonces, histoire de voir si tu ne trouves pas le pavillon de tes rêves où remiser ta viande. On t’a assez vu comme ça, enflure !
Il flanque son France-Soir dans le bac à plonge et barrit. Il explique que le jour où il a acheté cette turne à deux pas des condés, il aurait mieux fait d’entrer au couvent ; que des gens aussi mal embouchés, c’était la honte de la capitale et que tant que la France aurait des représentants pareils, le pays serait promis au chaos et à l’anarchie !
— Passe la main, je lui fais, on va te jouer la Marseillaise !
Il me regarde et, comme toutes les fois qu’il vient de pousser une gueulante, il éclate de rire.
— On boit un blanc ? propose-t-il.
Le blanc, c’est son carburant d’élection. Il s’y tient quelles que soient l’heure et les circonstances.
— On en boit un, j’admets, mais on le boit rapidos because j’ai une souris au frais qui doit s’impatienter…
Il allonge son bras par-dessus le zinc et me claque l’épaule.
— Sacré vieux tendeur ! dit-il.
Mais aussitôt, il fait une grimace épouvantable.
Il regarde la paume de sa grosse main à l’intérieur de laquelle perle une goutte de sang.
— Nom de foutre ! hurle-t-il, on vous déguise en porc-épic à la grande taule, maintenant ?
— Qu’est-ce que tu renaudes ?
Il suce le creux de sa main.
— Y a une épingle qui dépasse sur votre épaule et je me l’ai enfoncée dans la pogne, bordel de merde !
— Une épingle !
Je palpe ma veste sur l’épaule gauche.
A mon tour, je rencontre une pointe acérée.
— Qu’est-ce que c’est que cette plaisanterie ! je m’exclame.
J’ôte ma veste. J’examine le point hérissé et je découvre effectivement, plantée dans le rembourrage de l’épaule, une petite épingle dorée. Ça n’est pas seulement une épingle ordinaire, non seulement parce qu’elle est dorée, mais aussi parce que sa tête, tout en n’étant pas plus grosse qu’une épingle ordinaire, représente un insecte… une abeille, dirait-on. C’est une véritable pièce d’orfèvrerie…
J’en suis baba.
— Ce que c’est joli ! s’exclame la bonniche. C’est de l’or ?
Je regarde de plus près…
— On le dirait… Mais je n’en suis pas certain.
L’un des joueurs de belote se lève, intéressé. Il se présente : le bijoutier de la rue à côté.
Il prend l’épingle.
— Oui, c’est de l’or, dit-il… Amusant travail, finesse !
Je reprends l’épingle et la pique au revers de ma veste.
Je suis plongé dans des réflexions tellement profondes qu’elles me flanquent le vertige.
Où ai-je bien pu ramasser cette épingle d’or ?
Et d’abord, il est une chose certaine, c’est que je ne l’ai pas ramassée mais qu’on me l’a piquée dans la veste.
— Qui ? Pourquoi ?
Je passe en revue mes faits et gestes, mes contacts de ces derniers jours…
Il faut que je sache. Je sens que c’est important, très important, terriblement important. On ne plante pas pour le plaisir une épingle d’or dans les vêtements de quelqu’un… On ne se sépare pas, par jeu, d’un objet de valeur… Non !