Est-ce la pauvre petite Frida ? Afin de me laisser un souvenir ? Peut-être… Seulement elle me l’aurait donné ouvertement, elle aurait même fait « mousser » le cadeau comme elle le faisait avec sa bouteille de kirsch, ou plutôt celle de son patron…
Qui, alors ? La fille racolée sur la route ? Mais nous n’avons encore fait aucun frotti-frotta, avec Rachel. Elle n’a pas eu non plus l’occasion de rester seule avec ma veste…
— A votre santé, dit le patron !
Je découvre le verre de blanc posé sur le comptoir, devant moi. Je le saisis comme un automate ; je le porte à ma bouche.
— C’est de l’Anjou, fait encore le patron.
Alors, ça me vient en pleine trombine au moment où je vais boire… Je sais qui m’a planté cette épingle dans les fringues. C’est Karl Bunks.
Oui, c’est lui. Et son mouvement convulsif, tout à l’heure, qui l’a fait me saisir par les épaules n’avait pas d’autre objet. Moi, comme un cornichon, j’ai cru qu’il s’agissait d’un sursaut de révolte !
Je t’en fous ! Les hommes de la trempe de Bunks ne se laissent pas aller à ces mièvreries de petite fille nerveuse.
Qu’est-ce qui lui a pris ? Il n’a pas agi de la sorte sans une raison impérieuse…
Je vide mon verre.
— Merci, dis-je au patron, demain ce sera ma tournée…
Une fois sur le trottoir, je m’aperçois que le ciel s’est couvert. La nuit est gonflée de gros nuages malades. Il fait une chaleur d’orage qui vous passe de grands coups de râpe sur les nerfs. Je bigle la façade grise de la grande Maison en face, et, comme un automate, je m’y dirige…
Je grimpe à notre étage et je dis au préposé de m’annoncer auprès du Vieux.
— Qu’il entre ! répond la voix du boss dans l’interphone.
Je pousse la porte capitonnée de son domaine. Il est assis devant une feuille de papier blanc… Une botte de pastilles de menthe à portée de la main…
Il tire ses manchettes.
— Du nouveau ? me fait-il.
— Je ne sais pas, dis-je en m’asseyant sur l’accoudoir d’un fauteuil club.
— Vous ne savez pas ? s’étonne-t-il.
— Hélas !..
— Il a parlé ?
— Non, et du reste je vous avoue que je ne lui ai rien demandé. J’ai préféré lui faire une petite séance de démoralisation gratuite, je ne sais pas si j’ai bien fait…
Le boss hésite, pèse la situation.
— Sans doute, dit-il enfin.
Voyant mon air préoccupé, il demande :
— Et alors, qu’est-ce qui vous chiffonne ?
J’ôte l’épingle de mon revers.
— Ça, dis-je.
Il prend l’épingle, l’examine.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Jusqu’à preuve du contraire, c’est une épingle… d’or… Dites, patron, lorsque vous avez fait récupérer les nippes de Karl Bunks, vous avez bien recommandé qu’on prenne absolument tout ce qu’il avait sur lui, non ?
— Oui, j’ai même beaucoup insisté sur ce point.
— Je m’en doutais… Qui a fait la récolte de ses vêtements ?
— Ravier.
— On peut lui dire un mot ?
— Oui, s’il est encore là.
Il baisse un taquet d’ébonite.
« J’écoute », dit une voix…
— Ravier, immédiatement !
— Bien, chef.
Quatre minutes après, Ravier, un bon gros pas compliqué, pénètre dans le bureau.
Il s’incline.
— Vous m’avez demandé, patron ?
— San-Antonio a une ou deux questions à vous poser…
Je me tourne vers Ravier.
— C’est toi qui as déloqué le pensionnaire de la cave ?
— Oui, monsieur le Commissaire.
— Ça s’est passé comment ?
Il ouvre de grands yeux.
— Mais…, fait-il, tout simplement. Je lui ai dit de se déshabiller complètement et de passer les vêtements que je lui apportais.
— Tu as assisté à l’opération ?
— Ben oui.
— Tu étais dans la cellule ?
— Ben dame… presque !
Je me mets en renaud.
— Joue pas à l’ahuri de la noce, Ravier ! Je vais te dire ce que tu as fait. Tu lui as dit de se déshabiller et, pendant qu’il opérait, tu as fumé une cigarette à côté, avec le gardien de service. Tu lui as parlé de tes hémorroïdes et de ta bonne femme qu’a une descente de matrice, mais tu n’as pas regardé !
Ravier rougit.
— Le patron ne m’a pas dit de le regarder se mettre à poil, bougonne-t-il, n’est-ce pas, chef ? Vous m’avez dit de récupérer ses vêtements et tout ce qu’il avait sur lui.
Je me radoucis.
— Je ne t’engueule pas. Raconte exactement le processus…
— Je lui ai ordonné de se déshabiller entièrement. Auparavant, j’ai prélevé moi-même dans ses poches tout ce qu’elles contenaient… Lorsqu’il a été nu, j’ai raflé ses fringues, je lui ai donné les autres et je suis parti.
Je le prends par le poignet.
— Bon, c’est bien. Tu as vidé ses poches ; as-tu palpé sa doublure ?
— Vous pensez, bien sûr ! s’exclame Ravier avec un haussement d’épaules.
— Ecoute-moi bien, Ravier. As-tu pensé à regarder les revers de sa veste avant de le laisser seul ? Réfléchis et réponds franchement.
Il fronce le sourcil. Sa bonne grosse face rubiconde pâlit.
— Non, répond-il loyalement, je n’ai pas songé à ça…
Je soupire.
— Parfait. Donc, il devait avoir cette épingle au revers, c’est le seul endroit où un homme puisse la mettre pratiquement… Et ensuite, Ravier, lorsque tu as eu ses vêtements, tu n’as pas fouillé la cellote ?
— J’ai regardé rapidement autour et puis sous le bat-flanc pour vérifier si rien n’était oublié.
— Tu n’y as pas passé la main ?
— Non.
— De sorte que s’il avait piqué l’épingle que voici dans le bois, tu ne pouvais l’apercevoir ?
Le chef n’a pas cessé de tripoter ses manchettes en silence.
— C’est vrai…
— Ça va, dit-il brusquement à Ravier, nous n’avons plus besoin de vous… Une autre fois, ne laissez rien au hasard…
Le gros rougit à nouveau, puis il sort à reculons.
— Donc, cette épingle provient de Karl Bunks.
— Oui, et il cherchait à me la faire sortir de sa cellule…
— Comment cela ?
Je lui raconte l’incident du bistrot.
— Vous êtes sûr que c’est lui qui vous l’a piquée dans la veste ?
— Maintenant, oui.
— Vous envisagez le motif de cet acte apparemment absurde ?
J’hésite. Je me lève. Je gagne la porte.
— Oui, dis-je en sortant.
CHAPITRE VIII
DESCENDEZ, ON VOUS DEMANDE
La soirée est de plus en plus lourde lorsque je parviens dans les meubles de la mère Tapautour.
L’orage imminent vous comprime la poitrine et vous bloque les éponges. J’ai horreur de cette atmosphère de cataclysme. Il me semble toujours que la planète va exploser, ce qui est une sensation des plus désagréables.
Avant de monter l’escalier de l’immeuble, je tire l’épingle d’or de mon revers de veste où je l’ai fixée avant de quitter le burlingue du Vieux et je la plante dans l’épaule, juste à l’endroit où l’avait enfoncée Bunks…
Parvenu au troisième étage où crèche la vioque, je sonne.
C’est elle qui vient m’ouvrir, un rahat-loukoum à la main.
— Enfin vous ! s’exclame-t-elle, la bouche pleine de ses infernales sucreries… Cette chère mignonne commençait à désespérer…