Elle est devenue un peu pâlichonne, faut reconnaître. Mais elle ne bronche pas.
J’ouvre son sac à main, je récupère l’épingle et la fixe à mon revers.
Enfin, je me tourne vers elle.
— Alors ? je demande.
Elle n’a pas un geste. Ses joues sont tirées, ses narines pincées et il y a dans ses yeux des lueurs inquiétantes.
Je m’approche d’elle, à petits pas. Je lui flanque une mornifle carabinée qui l’envoie valdinguer sur la carpette.
Et je redis :
— Alors ?
Sur un ton engageant.
Rachel se relève, elle a la joue écarlate.
— Vous êtes une brute, grince-t-elle.
— Confidence pour confidence, ma jolie, vous êtes une petite salope !
J’ajoute…
— Seulement, une salope, ça ne se contente pas de faire l’amour et les poches… Ça parle… Et vous allez parler !
Elle s’approche de moi.
— Je n’ai rien à dire, monsieur le Commissaire !
— Voyons, ne me faites pas croire cela ! Une femme a toujours quelque chose à dire !
Je l’attrape par le bras.
— Par exemple, ce que vous avez fichu du Rusco ?
— Je ne sais rien !
— Non ?
— Si !
— Même pas où l’on peut contacter les zouaves de Karl ?
Elle se campe devant moi, ardente, sauvage !
— Ecoutez bien, commissaire. Je ne parlerai pas. Chez nous, il n’y a pas de… comment appelez-vous ça… de lavettes ! Nous savons nous taire ! Vous m’avez eue, très bien… Mais je vous préviens tout de suite que vous ne tirerez rien de moi.
Elle a parlé, moins sous l’effet de la colère que pour mettre au point la situation.
Je sais qu’elle a dit vrai. Elle ne parlera pas. Eh bien, me voilà beau avec un nouveau pensionnaire clandestin.
Alors, une idée diabolique me traverse le cerveau.
Une de ces idées comme heureusement on n’en a que très peu et dont il est inutile de se vanter.
Je marche sur elle, la gueule mauvaise. Je sens que mon foie distille de l’acide prussique.
Je dois avoir la bouille si terrible qu’elle se met à reculer, épouvantée…
— Ah ! tu ne parleras pas, je grommelle.
— Non.
— Ah, tu ne parleras pas !..
Maintenant, elle est presque adossée à la fenêtre ouverte.
Prompto je me baisse, je lui empoigne les chevilles et je la fais basculer par-dessus la barre d’appui.
Un cri terrible qui tombe dans les profondeurs obscures… Miss Auto-Stop n’aura pas fait de vieux os à Paris !
J’ouvre la porte donnant sur le couloir.
Je n’aperçois plus la mère Tapautour. J’aime autant qu’il n’y ait pas eu de témoin ; même de témoin timoré qui bigle par le trou des serrures comme des larbins de palace.
Elle est en train de se confectionner du cacao. En attendant que son breuvage soit prêt, elle se fabrique des tartines de beurre et confiture qui donneraient la nausée à un rat d’égout.
— Dites, mémée, je fais, j’ai une mauvaise nouvelle pour vous : une de vos locataires vient d’avoir un accident ou une dépression nerveuse, bref, elle s’est jetée par la fenêtre.
— Mon Dieu ! s’écrie-t-elle. Qui est-ce ?
— La petite qui était avec moi.
Elle me regarde d’un air incrédule…
— Hé là, vous rigolez ?
Mais mon visage lui indique le contraire.
— Je suis tout ce qu’il y a de sérieux, la gosse a passé par la croisée… Alors, écoutez-moi bien : vous ne m’avez pas vu ; elle est venue ici toute seule en prétendant attendre un monsieur qui n’est pas venu… Vous ne savez rien ! Pour le reste vous bilez pas, vous n’aurez pas d’ennuis ! Je vais arranger le coup… Ça boume ?
Elle fait un signe d’acquiescement.
— Vous me ferez prendre des cheveux blancs ! dit-elle.
— Pas de danger, je fais, avec la teinture que vous employez !
CHAPITRE IX
DERNIÈRE TENTATIVE
— Voilà, dis-je au boss. J’ai fait ça, patron, bien que ce ne soit pas joli, parce que, à mon avis, nous n’avons d’espoir de pousser ces salopards à l’action qu’en nous manifestant.
Les délais que nous accordent les Russes pour retrouver leur bonhomme expirent dans quatre jours, c’est du peu !
Il lisse son crâne en peau de fesse.
— En quoi la mort de cette fille poussera-t-elle les nazis à se manifester ? demande-t-il, d’un ton où perce une obscure réprobation.
— Suivez-moi, chef ! Lorsque, à Freudenstadt, ma bagnole a eu fait explosion, les Bunks ont aussitôt su que j’étais indemne. Ils avaient certainement quelqu’un de leur bord dans les parages de l’hôtel. L’aubergiste lui-même est peut-être dans le coup, qui sait ?
« Donc, ils ont appris, presque en même temps, que les forces d’occupation mettaient une voiture à ma disposition. Le colonel l’a gueulé dans la cour, devant tout le monde.
« Il aurait fallu être sourdingue pour ne pas le savoir. Il leur restait donc la possibilité d’organiser un coup fourré ; seulement, étant conduit par un soldat français, cet attentat prenait tout de suite une signification trop grave. Ça devenait un crime international. Ils ont préféré dépêcher une fille à eux sur la route pour essayer de m’avoir à la douceur… Ça leur permettait de se rencarder un peu sur moi… Je suppose que ma personnalité devait les intriguer un brin, non ? »
— Continuez, dit le chef…
Il me regarde comme au cirque on regarde les évolutions du trapéziste sans filet. Seulement, ma gymnastique aérienne est une gymnastique morale…
— Donc, ils ont collé cette gosse à mes trousses. Il est évident qu’elle devait les contacter dès que possible. Or, elle n’a pu se manifester depuis le moment où elle a été avec moi, c’est évident. Je ne l’ai pas quittée d’une semelle et, une fois qu’elle a été chez la mère Tapautour, elle n’est pas sortie et n’a pas téléphoné…
— Alors ?…
— Alors, fais-je, ne recevant aucune nouvelle d’elle, ils vont bien essayer de savoir ce qui lui est arrivé… Lorsqu’ils verront dans la presse, demain, qu’une mystérieuse jeune femme non identifiée s’est défenestrée, ils enverront quelqu’un à la morgue afin de vérifier s’il s’agit de Rachel. J’ai donné des instructions formelles pour qu’aucune photographie d’elle ne soit publiée.
— Je commence à voir où vous voulez en venir, murmure le boss. C’est très fort, j’en conviens. Nous allons installer une permanence à la morgue, et tous ceux qui viendront regarder le cadavre de la jeune femme seront pris en filature…
— Voilà ! triomphé-je.
— Vous avez eu cette idée avant de… de la pousser, San-Antonio ?
— Oui, fais-je en pâlissant un peu…
Le patron se lève.
— Chapeau bas, murmure-t-il, admirateur.
— C’est le cas de le dire, boss !
Je suis dans mon lit, et j’en écrase comme un loir.
Je rêve que je suis embauché aux Folies-Bergère pour faire des trucs en ombres chinoises à la vedette du spectacle… Nous sommes derrière un écran en verre dépoli, un projecteur nous biche en pleine poire. Je soulève la plume d’autruche qui l’habille et je commence l’exercice lorsqu’une sonnerie retentit. Cette sonnerie veut dire : en scène ! Bon Dieu ! mais j’y suis, en scène !
La sonnerie continue, lancinante.
Merde à la fin ! Il devient dingue, le régisseur, ou quoi ?
C’est à ce moment que je me réveille et que je comprends que cette sonnerie insistante est, en réalité, celle du téléphone.