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Fulminant, je me dirige vers l’appareil, le crâne rempli des cloches du sommeil.

Illico j’identifie la voix : c’est celle du patron.

— Je suis heureux de vous joindre, dit-il…

Je l’interromps.

— Quelle heure est-il, chef ?

— Quelque chose comme deux heures du matin.

— Je peux vous poser une question ?

— Faites vite !

— Vous arrive-t-il de dormir ?

— Non, je ne sais pas de quoi vous voulez parler, déclare-t-il le plus sérieusement du monde.

Il enchaîne presque aussitôt.

— Demain matin, vous allez prendre le rapide de huit heures pour Strasbourg…

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Une chose bizarre…

— Elle a un rapport avec l’affaire qui nous intéresse ?

— C’est pour le savoir que je vous envoie là-bas. Apparemment rien ne permet de le supposer…

— Alors ?

Il y a un silence.

— Vous n’avez jamais remarqué que j’ai un grand nez, San-Antonio ?

— On marche à l’instinct, maintenant ? je demande…

Cette réplique est un peu osée. Le chef n’est pas d’humeur à se laisser charrier.

— Tant qu’on n’avance pas d’une façon logique, oui ! Soyez à mon bureau avant le départ du train, pour que je vous explique…

— A quelle heure ?

— Mettons six heures…

— Entendu, mais la planque de la morgue ?…

— Je mettrai quelqu’un de sérieux là-dessus, faites-moi confiance.

Il crache dans l’appareil :

— Good night !

Et raccroche.

Le déclic m’a meurtri les oreilles. Je pose le récepteur sur sa fourche.

M’est avis que j’aurais mieux fait d’aller pêcher la baleine à Terre-Neuve le jour où je suis entré dans les Services secrets !

DEUXIÈME PARTIE

TOUT SE PAIE !

CHAPITRE PREMIER

VINGT-DEUX, V’LA SAN-ANTONIO !

Le petit vieux à gueule de valet de chambre en retraite achève son yaourt avec des mines de poétesse sur le retour. Puis il essuie ses lèvres minces, lisse du plat de la main les quatorze cheveux collés en large sur son crâne blême et me demande :

— Vous connaissez celle du bonhomme qui achète un caméléon à ses enfants ?

Comme je ne la connais pas, je lui réponds que non ; et comme je suis un gentleman, je n’ajoute pas que je n’ai pas la moindre envie de me la faire raconter…

J’ai à penser, et il peut aller se faire cuire un œuf, lui et son caméléon…

Mais nous venons seulement de dépasser Bar-le-Duc et le petit vieux entend rester le plus possible au wagon-restaurant et jouir jusqu’au trognon de son vis-à-vis.

— Eh bien voilà, commence-t-il, c’est un bonhomme qui achète un caméléon à ses enfants pour leur montrer comme cet animal change de couleur.

— Très intéressant, je fais, tout en m’abîmant dans un océan de pensées…

— Il met le caméléon sur un chiffon rouge, continue le vieux.

— Qui ça ? demandé-je distraitement…

Le petit vieux aux quatorze cheveux ouvre des yeux interloqués…

— Mais le bonhomme, balbutie-t-il…

— Quel bonhomme ? je continue, l’esprit de plus en plus ailleurs.

— Mais celui qui a acheté un caméléon à ses enfants…

Je reviens sur la terre, si l’on peut dire, puisqu’en l’occurrence je suis dans un rapide lancé à cent quarante à l’heure dans les plaines lorraines.

— Ah oui…

Le petit vieux se masse encore les cheveux… Je regarde son bocal et je me demande si ce sont bien des cheveux ou bien si ce ne sont pas des traits à l’encre de Chine qu’il se fait au pinceau tous les matins.

— Le bonhomme met le caméléon sur un chiffon rouge et le caméléon devient rouge, poursuit-il. Il le pose sur un chiffon noir et le caméléon devient noir… Il le pose sur un tissu écossais et… le caméléon éclate.

Sur ce, le petit vieux se fend le parapluie.

— Et puis ? je demande…

Il devient triste comme un film de Buñuel.

— Vous ne comprenez pas ? Le caméléon éclate… Il éclate parce qu’on l’avait posé sur du tissu écossais.

Il se marre à nouveau, pour essayer de m’entraîner dans son sillage.

— Ce que c’est drôle, fais-je lugubrement…

Ça le décourage ; il se renfrogne et j’en profite pour méditer tout mon soûl.

Je regarde ma breloque ; elle dit onze heures. Nous arriverons à Strasbourg au début de l’après-midi… Pourvu que j’arrive à temps ! Ça serait le clou si je faisais un voyage là-bas pour des haricots…

Je sais que chaque minute compte. Le médecin de l’hôpital l’a dit au grand boss. Notre client ne passera pas la journée. S’il lui reste encore un atome de vie à mon arrivée, je dois coûte que coûte lui arracher son secret…

L’affaire a débuté tout couennement, comme toujours…

Un type est tombé malade dans l’hôtel où il était descendu à Strasbourg, terrassé par une attaque aiguë de poliomyélite. On l’a collé illico dans un poumon d’acier. Ça c’était hier au soir. Mais le mal ne peut être enrayé et le type est en train de clamser, à moins que ça ne soit déjà fait.

La direction de l’hôtel a fait coltiner ses bagages à l’hosto. Il y a eu un petit curieux, soit parmi le personnel de l’hôtel, soit parmi celui de l’hôpital, ce petit curieux a fouinassé dans la valoche du gars et devinez ce qu’il y a trouvé ?

Une bombe, tout simplement… Pas une bombe d’amateur, non, mais un engin tout ce qu’il y a de soi-soi, avec mécanique de précision, détonateur réglable, chauffage central, salle de bains et confort moderne.

Evidemment, le larbin a poussé des cris d’horreur en découvrant cette praline. Les flics sont venus. On a fouillé les papelards du mec, mais il n’avait sur lui qu’une carte d’identité au nom de Cluny qui s’est révélée archifausse. Comme doit incessamment s’ouvrir à Strasbourg une session internationale pour l’élaboration d’un traité de commerce avec l’Allemagne, les flics se sont dit que le type avait sûrement une idée de derrière la tête et ils ont alerté les Services secrets.

Le chef, qui a le nez aussi creux qu’un roman de Pierre Loti, m’a mis sur le coup en se disant que tout ça était tellement louche qu’il fallait un caïd pour donner la lumière…

J’ai commencé par interviewer au fil le médecin chef de l’hôpital, à la première heure.

— Ce type est fichu, m’a-t-il dit… Il meurt rapidement.

— On peut correspondre avec lui ?

— Non, il est à l’intérieur d’un poumon d’acier.

— Faites installer un micro dans le poumon de façon à ce que le moindre chuchotement soit audible.

— Il n’est plus capable, même, de chuchoter…

— Y a-t-il un moyen de lui donner un « coup de fouet » ?

— Peut-être, mais il ne faudrait pas tarder…

— Préparez tout, j’arrive…

Cela dit, vous comprenez que le vieux tordu aux quatorze cheveux me court singulièrement sur les claouis avec ses resucées d’almanach Vermot.

Justement l’employé du wagon-restaurant distribue les additions. Je lâche deux lacsés et je lui dis de garder la mornifle pour assurer à sa vieille mère une fin d’existence douillette et je plante là mon valet de chambre retraité au moment où il se propose de me raconter l’histoire des deux lopes qui ne s’entendaient pas, mais qui refusaient de se séparer parce qu’elles étaient catholiques !